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Les points aveugles de la confiance dans la rédaction et la traduction des textes pragmatiques (part2)

Nicolas Froeliger, Université Paris VII (UFR EILA)

RESUME

La rhétorique de la confiance s'organise différemment dans la rédaction des textes originaux et dans leur traduction. Parce que l'écriture n'est que rarement la spécialité des auteurs initiaux, la créativité du traducteur est ici pleinement sollicitée, afin de reconstituer des marqueurs de confiance souvent imparfaits ou manquants. Autres divergences : la relation à la vérité est uniquement l'affaire de l'auteur, alors que c'est au traducteur d'assurer le raccordement au réel du produit final. Cette exploration des problématiques de la confiance dans les textes part d'un modèle idéal : celui des textes scientifiques de référence, avant de procéder par un balancement entre diverses catégories d'écrits (autres textes scientifiques, vrais ou faux canulars, divagations new age, questions à choix multiples...) et démarches à adopter pour réaliser, in fine, des textes qui fassent foi. Cet article fait suite à celui publié dans le second numéro de Jostrans.

MOTS-CLEFS

traduction, confiance, textes scientifiques, stylistique, canulars, questions à choix multiple.

ABSTRACT

The rhetoric of trust is not achieved in the same way when writing original texts as in translations. Given that writing is rarely the strong point of initial authors, the translator's skills are fully called into play to devise markers of trust which are often lacking or imperfect in the original. But those are not the only differences: the truth or falsity of the arguments is a question better left to the author, whereas it is the translator's job to ensure that the final product matches the general perception of the world at large. This encounter with the problematic of trust in written texts starts from an ideal model: namely reference scientific texts. It then juggles with various other genres (other scientific texts, real or reverse hoaxes, new age nonsense, multiple choice questions, etc.) and suggests strategies to eventually produce translations which are trustworthy. This paper is the follow-up to a contribution on the mechanics of trust and confidence in the translation market published in Jostrans's second issue.

KEYWORDS

translation, trust, scientific texts, style, hoaxes, multiple6choice questions.

Nous avons exploré, dans un article précédent (voir Froeliger, 2004), les mécanismes de la confiance à l'œuvre sur le marché de la traduction et dans l'opération traduisante : la confiance est une construction, elle est le produit d'une posture et elle commence par soi-même. Reste à l'établir dans le rapport à autrui, avec trois paradoxes. Tout d'abord, l'implicite indispensable à la propagation de cette confiance place les traducteurs en position de faiblesse face aux intervenants de mauvaise foi. Ensuite, ce fonctionnement engendre une tendance à la fermeture qui est à la fois contradictoire avec l'idée même de traduction et historiquement typique des fonctions d'intermédiation. Enfin, le jeu de la confiance s'accompagne d'une dialectique de la discrétion : le traducteur doit être invisible, mais pour produire des textes valides, il lui faut accéder au rang d'interlocuteur et, pour cela, se découvrir. Nous avions conclu que la question décisive est alors qui décide ? À charge pour le traducteur d'obtenir que cette autorité soit négociée et partagée. Cet article visait à décrire un comportement général, qui contribue à structurer un marché. Mais le plus important est ailleurs : comment repérer, comment mettre en place les marqueurs de la confiance dans les textes eux-mêmes ?

Et tout d'abord, de quels textes parlons-nous ? Raymond Barre a dit un jour que la confiance ne se découpait pas en rondelles, comme le saucisson. Au risque de contredire un ancien premier ministre de la France, nous pensons pour notre part que les mécanismes textuels d'où naît la confiance sont voisins, mais différents selon que l'on considère les originaux et leur traduction. Notre démarche s'appuiera donc à la fois sur différentes catégories de textes initiaux, puisque ceux-ci ont a priori vocation à être un jour traduits, mais aussi sur l'opération traduisante elle-même, ainsi que sur son résultat. Nous commencerons pour cela par dessiner un modèle à partir du champ bien délimité de l'écriture scientifique. Nous nous interrogerons ensuite sur les constantes et corrections à apporter lorsqu'on passe de la rédaction à la traduction, dans ce même domaine, avant d'élargir la focale à d'autres formes originales, parfois plus folkloriques, ce qui nous amènera à nous interroger sur la notion de raccordement au réel et sur le rapport d'un texte à la vérité.

1.      Un modèle idéal : les textes scientifiques originaux

La problématique de la confiance a fait l'objet de nombreux travaux dans la sphère scientifique. À ce sujet, on pourra utilement consulter Alan G. Gross, qui affirme d'emblée que « like oratory, science is a rhetorical enterprise, centered on persuasion » (Gross, 1990 : 6). Quels sont les moyens de cette entreprise ?

-       stabilité terminologique, étayée par un réseau de tableaux, figures et autres illustrations (voir aussi Bastide, 1985), garante du principe de non-contradiction,

-       objectivité apparente : le texte cantonne l'émotion en périphérie, pour mettre en vedette la rationalité, ce qui suppose de maintenir à distance l'ironie, l'hyperbole, la métaphore ou même l'analogie (acceptable comme outil heuristique, mais non comme moyen de preuve),

-       déploiement de l'appareil descriptif et argumentatif dans l'immanence : tout doit être fait pour garantir la reproductibilité des expériences présentées. Rien n'est donc, en théorie, caché ou inaccessible au lecteur,

-       respect des procédures heuristiques et des structures textuelles consacrées (introduction, méthodologie et outillage [cette partie étant censée permettre la reproduction, moyen ultime de la preuve], résultats, discussion, bibliographie et références, par exemple),

-       structuration logique inductive, qui transforme le texte en une chaîne de causalité dont l'ultime principe actif sera la Nature. D'où l'importance de la voix passive, grâce à laquelle les phrases scientifiques ont pour sujet des événements et des objets matériels, et non plus des individus,

-       abondance de détails visant à faire du lecteur le témoin virtuel de l'expérience décrite, au risque, ouvertement assumé (voir Shapin, 1985 : 78), de la lourdeur,

-       émission de signaux de bonne foi : modestie affichée, mention des expériences ratées (quitte à les sélectionner ou à les styliser), effets de réel destinés à attester que l'objectivité de l'auteur n'est pas déformée par l'intérêt personnel, style simple et dépourvu d'ornements, témoignant que l'on cherche à rendre service, et non que l'on œuvre à sa propre gloire (Shapin, 1985 : 74),

-       principe d'autorité bien tempéré : il convient de respecter la stature acquise, éventuellement, par l'auteur. Néanmoins, cet aspect joue principalement à la marge, tant il est vrai que la rhétorique scientifique tend à l'impersonnalité. Lors de l'examen confraternel, l'anonymat est en outre la règle,

-       rôle régulateur des tiers : toute expérience doit être reproductible, et toute publication réputée sérieuse fera l'objet d'un examen par les pairs.

L'ensemble de ces méthodes, depuis au moins le XVIIe siècle, constitue un programme d'enregistrement et de validation des connaissances dans la rédaction des textes scientifiques originaux. Le traducteur des mêmes textes peut-il néanmoins reprendre l'intégralité de ce programme à son compte, et s'en contenter, dans son désir légitime de produire, lui aussi, des écrits inspirant confiance ? Si tel était le cas, sa tâche serait bien aisée : il suffirait de transposer dans la langue d'arrivée des signes absolument présents dans celle de départ. Si tel était le cas, nous n'aurions nul besoin d'écrire cet article. Car, concrètement, nous en sommes assez loin, pour des raisons qui sont parfois banales, mais qui peuvent aussi tenir à la posture intrinsèque du traducteur dans la chaîne de transmission des savoirs.

2. Retour sur terre : la traduction des textes scientifiques et techniques
2.1.   Détricotage des marqueurs initiaux

Commençons par une évidence : les langues ne construisent pas la réalité de la même manière. Cela vaut en général – nous sommes ici dans le domaine de la stylistique comparée (voir Vinay et Darbelnet, 1977) –, mais également pour les formes de discours spécifiques à chaque corps de métier. Si, en travaillant sur un contrat, je veux que l'on ait confiance dans ma traduction, je ne saurais retranscrire littéralement la formule anglaise « Now, it is hereby agreed as follows: ». Il me faudra faire appel à une expression tout aussi consacrée, mais néanmoins différente : « Les parties sont convenues de ce qui suit ». Même chose pour l'architecture des temps dans la traduction des procès-verbaux de réunion. Traduire suppose effectivement de s'éloigner de la forme initiale du texte sans pour autant jeter par-dessus bord la notion de forme. Bien souvent, le traducteur sera donc amené à détricoter les marqueurs de confiance du texte initial, pour en reconstituer d'autres, équivalents dans leurs effets, qui rendront le fruit de son travail immédiatement et sans réserve acceptable pour son ou (plus souvent) ses destinataires.

Le problème de la voix passive est ici exemplaire, dans le sens anglais-français. D'un côté, cette forme verbale est beaucoup plus fréquente dans la langue anglaise, ce qui justifierait de la transposer en voix active dans la version française. De l'autre, elle véhicule, nous l'avons vu, un état d'esprit spécifiquement scientifique, si bien que s'en priver systématiquement aboutirait à affaiblir rhétoriquement le texte d'arrivée. Aucune attitude dogmatique n'est ici tenable : c'est dans l'empirisme que se dessinera le compromis. Mais cet empirisme sera guidé par notre conscience de cette contradiction.

2.2    Absence ou déficience des marqueurs initiaux

Deuxième difficulté, les auteurs qui se sont penchés sur la rhétorique scientifique ont, à bon droit, privilégié des textes et des auteurs faisant référence : Boyle, Lavoisier, Newton, Einstein... Or, ceux-ci sont devenus des figures scientifiques incontestables (principe d'autorité a posteriori) non seulement par leurs découvertes, mais aussi par les écrits qui ont diffusé ces découvertes. Ce n'est donc pas chez eux que l'on trouvera des textes stylistiquement déficients. En revanche, ce n'est pas faire injure aux chercheurs ou aux ingénieurs d'aujourd'hui – ceux que nous traduisons au quotidien – de dire que, bien souvent, leur art de l'écriture n'est pas aussi abouti[i]. De ce fait, ces marqueurs rhétoriques de la confiance seront fréquemment absents, ou déficients dans les textes de départ rédigés par cette catégorie d'auteurs : la terminologie, par exemple, pourra y être fluctuante, la structuration logique comporter des faiblesses, la mise en scène de l'objectivité, pêcher par maladresse, etc. Nous avons surligné quelques exemples de telles imperfections dans un passage, en allemand, concernant un projet de reconstruction de la Frauenkirche de Dresde :

lm Grundriß (Abb. links) ist zu erkennen, daß die acht lnnenpfeiler sich V-formig je an zwei, also insgesamt an 16 Wandscheiben anlehnten, die nach  außen bis zu den Seitenwänden und Ecktürmen reichten. George Bähr nannte sie „Spiramen" (und wies ihnen eine bedeutende Funktion zu). Sie sollten den lnnenpfeilern helfen, die großen Lasten der Kuppeln zu tragen. Er erhoffte sich so eine „pyramidale" Verteilung der Lasten auch auf die Außenwände und die Treppentürme. [...] Ich erläutere das konstruktive Gefüge, dem Verlauf der Kräfte folgend, in vier Teilbereichen: Erstens die Hauptkuppel, zweitens die Innenkuppel und die Gurtbögen, drittens die Spiramen und viertens die Gründung.

Abschließend und schlußfolgernd werde ich meine Vorstellung über die bautechnische Rekonstruktion unterbreiten. Archäologische Rekonstruktion soll heißen: weitestgehende Wiederverwendung des umfangreich vorhandenen, originalen Streinmaterials an originaler Stelle. AIs besonderer Glücksumstand ist in diesem Zusammenhang zu bewerten, daß hervorragende Aufmaßpläne vorhanden sind. 

Die Hauptkuppel

Sie hat einen Außendurchmesser von etwa 25,5 m und ist zweischalig aufgebaut. Die Außenkuppel ist 1,5 m dick, die sehr viel leichtere, innere nur 25 cm. Diese hat weniger eine tragende als eine aussteifende Funktion. Sie verbindet die radial angeordneten Aussteifungsrippen der äußeren Kuppel untereinander. Zwischen beiden verlief ein rund 2,5 m breiter spiralförmiger Aufgang, der zum Transport von Baumaterial mit Pferd und Wagen diente. Das lnnere der Kuppel zeigt eine regelmäßige Bildung von Rissen an den Schwachstellen, nämlich vertikal in der Folge der übereinanderliegenden Fensteröffnungen. Diese Risse waren nur wenige Millimeter breit. Sie waren die unausbleibliche Folge der elastischen Dehnung der alten Ringanker.

Il n'est pas question de donner, ici, une traduction de ces trois paragraphes, puisque nous nous situons, pour l'instant, en amont d'une telle opération : c'est une fois traitées les insuffisances de ce passage qu'il sera possible de traduire. Nous pouvons néanmoins en expliciter le contenu, à l'attention, notamment, du lecteur non germaniste.

L'auteur, un architecte, qui parle à la première personne du singulier (ich), fait tout d'abord référence à un plan (Grundriß) montrant que chacun des huit piliers ou colonnes internes à l'édifice (Innenpfeiler) et supportant le dome était prolongé, dans l'axe horizontal (puisqu'il s'agit d'un plan) par deux murs de soutènement, formant à chaque fois un V qui s'étendait jusqu'aux murs extérieurs et tours d'angle (qui les transmettaient évidemment aux fondations). Ces ensembles, appelés spirames, avaient pour très importante fonction de reprendre une partie des charges très lourdes (l'église mesurait 86 mètres de hauteur) provenant de la partie supérieure de l'édifice, pour les transmettre à ces murs d'extérieur et tours d'angle. L'auteur donne ensuite le plan de son texte, en quatre parties, calquées sur le modèle de transmission verticale des charges : dôme (Hauptkuppel), coupole (Innenkuppel) et arceaux (Gurtbögen), spirames et fondations (Gründung), avant d'annoncer qu'il conclura par sa vision de la reconstruction. À visée archéologique, celle-ci doit faire le plus grand usage possible des matériaux encore présents sur le site, à leur emplacement initial. Et de se réjouir de la qualité des plans-masse disponibles.

Vient ensuite la première partie de son exposé : d'un diamètre extérieur d'environ 25,5 mètres, le dôme comporte deux parois, coques ou peau, épaisses respectivement de 1,5 mètre (paroi externe) et de 25 cm (paroi interne). La seconde servait principalement de renfort, en reliant les arcs de soutènement de la paroi externe, disposés en rayon. Entre ces deux coques courrait une rampe en spirale, d'environ 2,5 mètres de large, destinée (image digne du Zola de Germinal) au transport de matériaux de construction au moyen d'une carriole tirée par un cheval. La paroi interne était fissurée sur quelques millimètres, au niveau des points faibles situés dans l'axe des ouvertures de fenêtres, disposées verticalement. Ce défaut était une conséquence inévitable de la dilatation due au vieillissement des armatures en anneau (Ringanker) présentes à ces endroits.

Par une heureuse coïncidence, on parle donc ici de reconstruire un édifice qui n'existe plus (à la rédaction du texte) que sous forme de ruines et de plans, et qui présentait un certain nombre de défectuosités : c'est une métaphore toute trouvée de la tâche qui incombe au traducteur. À la manière d'un architecte, celui-ci doit reconstituer un ensemble solide à partir de traces et d'outils structurants, en en corrigeant les défauts :

-       hésitation onomastique : l'architecte Georg Bähr (bâtisseur initial de l'église) est prénommé George ailleurs dans le texte (les deux orthographes sont attestées, mais il aurait mieux valu éviter de les faire cohabiter),

-       coquille potentiellement fâcheuse : « das originale Streinmaterial », (au lieu de Stein-, pour pierre) susceptible de lancer le traducteur sur une fausse piste : le mot strein n'existe pas en allemand, mais évoque suffisamment l'anglais strain pour amener un traducteur novice (nous avons tenté l'expérience avec des étudiants de DESS) à chercher du côté de la notion de contrainte ou d'effort, dont il sera en outre longuement question dans la suite du texte,

-       illogisme de composition : le passage entre parenthèses dans la première phrase revêt une très grande importance quant au sens des deux phrases suivantes. À cet endroit, des tirets, ou une phrase entière, auraient été préférables, afin de mettre en vedette ces quelques mots au lieu de les escamoter,

-       hésitation entre présent (« ich erläutere ») et futur (« anschließend und schlußfolgernd werde ich... ») pour ce qui relève du plan de l'auteur,

-       juxtaposition du présent (phrases un à quatre et six du troisième paragraphe) et du passé (phrases cinq, sept et huit) dans un même mouvement descriptif. Ce mélange peut s'expliquer par le fait que l'auteur travaille à la fois sur des plans (« Als besonderer Glücksumstand ist in diesem Zusammenhang zu bewerten, daß hervorragende Aufmaßpläne vorhanden sind. ») et sur les vestiges physiques de l'édifice (« Wiederverwendung des umfangreich vorhandenen, originalen St[r]einmaterials an originaler Stelle »). Néanmoins, le recoupement entre ces deux sources n'est pas parfait et prête à confusion,

-       emploi, à deux reprises, de termes différents (Ecktüme et Treppentürme : les tours d'angle sont en fait pourvues d'un escalier ; Seitenwände et Außenwände : les murs extérieurs flanquent les tours et peuvent donc aussi être qualifiés de latéraux) pour une même réalité, ce qui nuit à la cohérence terminologique de l'ensemble,

-       usage de termes très proches renvoyant à des réalités différentes. Il n'est pas aisé, à première vue, de comprendre que « die innere [Kuppel] » renvoit à la paroi (ou peau, ou coque) interne de la Hauptkuppel (le dôme), et non à la Innenkuppel (la coupole) mentionnée quelques lignes plus haut à peine, ni que la Außenkuppel constitue elle-même une partie de la Hauptkuppel. Certes, les églises baroques sont des édifices complexes, mais si l'on n'identifie pas ces subtilités, il est impossible de traduire ce passage correctement, dictionnaire ou pas dictionnaire (pour ne rien dire des logiciels de traduction automatique).

En traduction technique et scientifique, les imperfections de cet ordre sont courantes et, s'il est vrai qu'elles compliquent la tâche, rares sont les professionnels qui songent à s'en plaindre. Il n'en va pas de même des étudiants, parce que ceux-ci pensent (pour quelque temps encore) que les textes originaux sont forcément fiables : confiance naturelle dans l'écrit. Il faut, en pratique, s'accommoder de ces déficiences et, pour cela, reconstituer ce que le texte initial ne dit qu'imparfaitement. En ce sens, la traduction pourra se révéler plus fiable que l'original, précisément parce qu'elle n'est pas une simple copie : traduire, c'est aussi rectifier. Nous y reviendrons.

3.      Trois modèles absurdes

Bien ou mal écrits, les textes originaux que nous avons envisagés jusqu'ici ont pour points communs d'être référés au réel (ils cherchent à dire quelque chose sur le monde) et de prétendre à une forme de vérité (l'auteur cherche à convaincre son public de la justesse de ses vues).

Certains textes à visée pragmatique (c'est-à-dire, pour simplifier, non littéraires) échappent pourtant à cette règle : lorsqu'ils visent à tromper leurs lecteurs, lorsqu'ils suscitent le doute au corps défendant de leur auteur, lorsque, enfin, ils arpentent la sphère ravissante et dérisoire du n'importe quoi. Là aussi, le critère de confiance sera décisif. Nous illustrerons ces trois catégories par de nouveaux exemples :

-       L'hebdomadaire Courrier international, composé, comme tout francophone le sait, à 90 % de traductions de la presse du monde entier, a un jour repris un long article du Spiegel (le principal hebdomadaire d'information en Allemagne) décrivant par le menu l'émergence d'un consumérisme vert outre-Rhin. Le cœur de cette enquête était consacré au tournage du premier film pornographique écologiste. En allemand, c'était un poisson d'avril. Mais le canular n'a pas trompé que son lectorat initial, puisqu'il a été repris innocemment par d'autres journalistes en France.

        On le sait, les gens de presse travaillent sous pression, ce qui rend certains de leurs impairs excusables. Cependant, les scientifiques ne sont pas non plus à l'abri. C'est ce qu'ont montré – avec d'ailleurs une cruauté et une évidente volonté de nuire qui ôtent à leur entreprise une partie de son pouvoir de conviction – Sokal et Bricmont (1997) au sujet de l'utilisation, en sciences humaines, de concepts empruntés aux sciences dures. Dans les deux cas, il y a volonté d'induire en erreur.

-       Notre exemple suivant sera presque symétrique des deux précédents. En 1999, un certain Grichka Bogdanov soutient une thèse de physique quantique. Le personnage en question, inséparable de son (vrai) jumeau Igor, dont la thèse a, elle aussi, suscité quelques froncements de sourcils, n'est pas totalement un inconnu. Les frères Bogdanov présentent à la télévision des émissions de vulgarisation scientifique, habillés en cosmonautes d'opérette. Plus généralement, ils jouent de leur gémellité et de leur intelligence supposée (« On nous prête un quotient intellectuel de 150. Mais il nous est arrivé de faire bien mieux. » Le Monde 2, 2004 : 90) pour s'adresser directement au grand public (leur dernier ouvrage est publié chez Grasset) par-dessus la tête des scientifiques (« Si les physiciens trouvent notre démonstration incompréhensible, c'est qu'elle est exprimée dans un langage mathématique nouveau qu'ils ne saisissent pas. » Le Monde 2, loc. cit.) Pour corser le tout, ils ont auparavant été condamnés pour plagiat (dans une affaire complexe, qui s'est ensuite réglée à l'amiable). Premières et unanimes réactions du monde scientifique à cette thèse : c'est un canular à la Sokal et Bricmont ! Eh bien non : telle n'était aucunement l'intention de l'auteur. Un poisson d'octobre, en quelque sorte (voir Baez, 2002, pour un compte rendu détaillé, avec de multiples liens).

-       Nous considérerons enfin la littérature pseudo-scientifique :

Les événements, comme les idées, font le tour de la Terre d'est en ouest pour une raison inabordable, hors sujet dans ce livre. Contentons-nous donc de l'admettre et poursuivons. La révolution industrielle est partie d'Europe de l'Ouest, France et Angleterre surtout, comme d'ailleurs l'allaitement au lait de vache couplé à la vaccination ; tout cela formant un ensemble. Cette révolution industrielle s'exporta aux Amériques, où elle "s'hypertélisa", surtout aux U.S.A. Puis, elle continua son tour de la Terre pour faire escale du Japon à l'Australie. Restaient l'U.R.S.S., puis les pays d'Europe de l'Est, voire l'Afrique, pour boucler le tour complet de notre planète. Mais les lois de l'évolution terrestre font que quand un tour est bouclé, quelque chose doit démarrer au tour suivant. Or, si le tour de la révolution industrielle s'était terminé à la même vitesse après le Japon, il aurait été trop tôt pour démarrer quelque chose de nouveau au tour suivant. L'humanité n'aurait pas été prête pour ce nouveau [sic], car trop d'inaccompli aurait été laissé en arrière. Du reste, la planète ne l'aurait pas supporté, écologiquement parlant. Il fallait donc qu'il se termine quand certaines évolutions auraient été intégrées chez les habitants des deux autres tiers. Le prétexte employé pour ce freinage fut l'avènement de ce qu'on appela le communisme. (Barnezet, 1991 : 235. Les enrichissements, la syntaxe et la typographie sont de l'auteur.)

Personne, espérons-le, ne nous avait jamais enseigné l'histoire de cette manière... L'ouvrage d'où provient ce passage entend démontrer que les radiations vont doper les capacités codantes de nos gènes, et donc accélérer les mutations nécessaires pour faire de nous des super-humains. D'où son alléchant titre-programme : La Radioactivité, c'est la vie.

3.1.   La relation à la vérité

Le cas de Grichka Bogdanov semble, de prime abord, le plus simple, car ici, l'échec à susciter la confiance ne tient que subsidiairement à la forme et au fond du texte incriminé. Certes, la thèse en question serait rédigée dans un style quelque peu confus. Certes, elle est – au dire de maints scientifiques – incompréhensible. Cependant, ce sont principalement des critères extérieurs à l'écrit lui-même qui ont alimenté la controverse, et en premier lieu la façon très particulière qu'ont les frères Bogdanov de communiquer. C'est donc le critère de réputation qui leur a valu tant d'attaques : peut-on faire confiance à de tels personnages ?! Mais c'est aussi le critère de réputation qui a sauvé au moins Grichka Bogdanov : la thèse de ce dernier a finalement été validée[ii] parce qu'elle respectait la forme de ce type de travaux et parce que son contenu avait fait l'objet de publications dans des revues scientifiques. En revanche, cette validation ne s'est pas appuyée sur une mise à l'épreuve des faits présentés. Bref, la confiance a, semble-t-il, été sapée, puis rétablie sans référence approfondie et directe au texte proprement dit.

Rien de tel avec les canulars : fantasmagoriques par leur sujet, ceux-ci se doivent d'être plausibles par construction : dans l'exemple tiré de Courrier international, ni les journalistes qui ont sélectionné l'article, ni les traducteurs qui l'ont transposé en français, ni les secrétaires de rédaction qui l'ont édité n'ont discerné la supercherie. Même chose pour les premières victimes de Sokal et Bricmont. Pourquoi ? Parce que ces écrits étaient formatés pour passer outre ces barrières. Et ont fort bien réussi : un canular, c'est à la fois un jeu et une machine de guerre. Comme l'écrit Françoise Bastide au sujet d'un autre type de faux qui, lui, a vocation à ne pas être dévoilé, « la condition pour qu'une fraude "réussisse" (ne soit pas suspectée immédiatement et soit publiée) est que la partie inventée reste dans les limites d'une certaine logique propre au système : [...] en somme, l'idéal est de frauder "juste". » (Bastide, p. 135). C'est vrai pour le fond (cas de figure envisagé par Bastide) ; cela l'est a fortiori pour la forme : celle-ci peut servir à rattraper les extravagances de celui-là.

Si ces poissons d'avril et d'octobre mettent néanmoins la relation de confiance en cause, c'est parce que tous deux jouent sur un paradoxe dû à la nature même des textes pragmatiques. Certes, ici, on traduit la plupart du temps une unique fois un document dont le substrat affiche souvent une grande typicité (d'où l'existence d'un marché pour les outils d'aide à la traduction). Mais la part véritablement intéressante est celle qui échappe à ce formalisme, au machinal. En prenant le risque de généraliser, nous pouvons dire que le sujet de ce résidu est toujours le même : la nouveauté. Or, il n'y a pas de nouveauté sans remise en cause : l'idée de science est indexée sur celle de progrès (voir Kuhn, 1983). Voilà pourquoi, en sciences, même pour les spécialistes les plus affûtés, les aspects les plus pointus d'un domaine peuvent comporter une part d'indécidable. Voilà pourquoi des journalistes peuvent être victimes des blagues concoctées par leurs confrères : leur métier, après tout, n'est-il pas la chasse à l'inouï, à ce qui n'a encore jamais été dit ou écrit ? Et, quel que soit le domaine, la nouveauté est forcément porteuse d'une remise en cause, dont l'accueil suppose une part d'innocence

Nos deux premiers cas de figure mettent donc cruellement en lumière le problème du rapport à la vérité : comme je ne suis pas omniscient, je suis bien obligé de faire confiance. C'est ce qu'on appelle en anglais, a leap of faith. Hors de ces paradoxaux poissons d'avril et d'octobre, les auteurs des textes initiaux cherchent à convaincre un public d'une vision qu'ils tiennent pour vraie. Ce souci n'est en revanche jamais celui du traducteur. La subjectivité des premiers est tout entière engagée dans ce qu'ils écrivent. Quant à celle du destinataire, elle est l'enjeu des stratégies d'écriture mises en place pour les convaincre. Mais celle du traducteur n'est concernée en aucune manière : son éthique professionnelle lui interdit le doute sur les points les plus subtils ou les plus controversés des textes qu'il traduit. À cet endroit, il n'a pas à se poser la question de confiance. Il en va tout autrement de notre troisième cas de figure paradoxal.

3.2.   Traduire l'absurde avec pragmatisme

La fantasmagorie scientifique, en effet, pose un problème de raccordement au réel. Imaginons que nous ayons à traduire le texte de Pierre-Henri Barnezet cité plus haut[iii]. Selon toute probabilité, le client sera un éditeur. Celui-ci aura à cœur de vendre cet ouvrage en grand nombre. Il souhaitera donc un produit final qui inspire confiance. Pas de problème, ou presque ! Pour simplifier la démonstration, nous procéderons du français vers le français.

Ce qui tue la confiance

Comment y remédier

Contradiction logique consistant à fonder un raisonnement (« Contentons-nous donc de l'admettre et poursuivons ») sur une affirmation que l'on se refuse à étayer (« pour une raison inabordable, hors sujet dans ce livre »). Cette fois, nous ne sommes plus dans l'immanence, mais dans la transcendance, ce qui suffirait d'emblée à ôter toute prétention scientifique à ce paragraphe.

En escamotant[iv] la contradiction logique des premières lignes, afin de transformer la première proposition en postulat : « Les événements, comme les idées, font le tour de la Terre d'est en ouest. »

Inventivité terminologique (« elle "s'hypertélisa" ») mal maîtrisée : le verbe en question, employé d'ailleurs entre guillemets[v] n'est pas défini dans le glossaire de 23 pages que l'auteur a pris soin de placer en fin d'ouvrage (Barnezet, 1991 : 237‑260).

En ajoutant le terme hypertélisation au glossaire, en remplaçant, dans le passage, les guillemets par des italiques.

Métaphores douteuses : la révolution industrielle (sans majuscule) peut-elle réellement « faire escale » et le faire « du Japon à l'Australie », comme si cette escale était elle-même mouvante ?

En rectifiant l'expression : « Elle se porta ensuite sur le vaste espace baigné d'eaux [une image en remplace une autre] qui s'étend du Japon à l'Australie. »

Notions d'histoire quelque peu sommaires : faut-il rappeler qu'avant Octobre 1917, l'URSS attendait patiemment que l'on songeât à l'inventer ?

On replacera l'URSS et ses satellites dans leur orbite historique : « Restaient ce qui allait devenir l'URSS, ainsi que les pays du futur bloc soviétique, à l'est de l'Europe. »

Hésitations géographiques : ne sachant apparemment pas si l'Afrique était nécessaire pour « boucler le tour », l'auteur lui concède un strapontin (« voire l'Afrique »).

En choisissant entre deux options :

*   intégration au « futur bloc soviétique » : « et à l'Afrique » ;

*   séparation du reste du monde : « quant à l'Afrique, elle était vouée à demeurer encore longtemps [ajout d'une dimension temporelle pour préserver l'avenir et donc prémunir l'auteur contre les éventuels contradicteurs] à l'écart de ce vaste mouvement planétaire. »

Mise en équivalence (« tout cela formant un ensemble ») de phénomènes a priori sans relation[vi] (« La révolution industrielle est partie d'Europe de l'Ouest [...], comme d'ailleurs l'allaitement au lait de vache couplé [???] à la vaccination »).

En relâchant les liens logiques les plus surprenants par dissociation ou généralisation. La recherche du plus petit dénominateur commun pourra ainsi donner : « Tout comme une longue série d'innovations qui ont fait progresser l'humanité [lien avec le thème général du livre], parmi lesquelles nous citerons l'allaitement au lait de vache et [ou] la vaccination, la Révolution industrielle est partie d'Europe de l'ouest. »

Invocation de principes qui semblent sortis du chapeau d'un illusionniste : « les lois de l'évolution terrestre font que quand un tour est bouclé, quelque chose doit démarrer au tour suivant » et sur lesquels va être plaquée une série de mots de liaison (mais, or, car, du reste, donc) visant à donner à l'ensemble l'apparence d'une structuration logique.

En choisissant une accroche plus parlante que « les lois de l'évolution terrestre » pour expliquer le jaillissement de la nouveauté (« quelque chose doit démarrer au tour suivant »). C'est une des fonctions des stéréotypes : « Mais il est dans la nature des évolutions cycliques de réclamer un temps de repos avant que s'enclenche le tour suivant. » Le mot surchauffe, plus apprécié des économistes, encore, que des motoristes pourrait aussi trouver à s'employer utilement à cet endroit.

C'est toujours n'importe quoi, mais ce n'est plus présenté n'importe comment. Le travail, tel que réécrit dans la colonne de gauche, est donc vendable : il ne faut jamais oublier que nous sommes sur un marché. Est-ce encore de la traduction, nous objectera-t-on ? Non : c'est de l'édition. Mais c'est aussi ce que font les traducteurs pour faire des traductions. Une fois mise de côté la notion de vérité, il faut en effet tout mettre en oeuvre pour que le produit soit raccordé au réel.

4.      Généralisation et nouveaux paradoxes

Pour produire des textes fiables, le traducteur doit en somme concilier naïveté et pragmatisme : la naïveté pour accueillir la nouveauté ; le pragmatisme pour immuniser son texte – et donc ses lecteurs – contre le doute. On pourra alors jouer sur deux tableaux selon le problème spécifique posé par le texte original.

En cas d'erreur détectable et indubitable (y compris due à la forme), on interviendra sur le fond. Notre connaissance du monde, notre culture générale doivent nous permettre de repérer le moment où un texte s'éloigne de ce que nous savons, ou croyons savoir. Nouvel exemple, tiré d'un texte original (une fiche technique décrivant les principales caractéristiques du viaduc de Millau) : « La plus haute [pile] est la P2, haute de 245 m avec son pylône de 90 m, elle dépassera la tour Eiffel de près de 10 m. » (Le Monde, jeudi 27 mai 2004, p. 14). Avec une telle ponctuation, on pourrait comprendre que la pile en question mesure 245 mètres de hauteur y compris le pylône qu'elle est censée supporter, soit en fait 155 mètres entre le sol et le tablier du pont. Si c'était bien le cas, la tour Eiffel avoisinerait les 145 mètres... Erreur manifeste : il fallait évidemment un point après les 245 m. En effet, tout le monde sait, ou pourra vérifier, que le monument en question s'élève, depuis les travaux de l'an 2000, à 324 mètres, antenne comprise, soit 245 + 90 ‑ 11 mètres. Et n'importe quel traducteur fera cette vérification, afin de traduire, non pas en fonction de ce qu'il a lu, mais de ce qu'il sait de la situation réelle (pour être tout à fait complet, il changera également le « de près de 10 m » en « de plus de 10 m », en signalant au besoin l'erreur à son demandeur).

En cas d'imprécision ou de flou, en revanche, on étayera la structure. Un exemple, tiré d'un texte de Domingo F. Cavallo, ministre des Finances de l'Argentine sous Carlos Menem, sur la qualité de la monnaie en économie :

In the future, Asia could agree upon the creation of a common currency. This would naturally follow if Japanese leaders adopted the same attitude towards their neighbors as German leaders did towards other European nations. Geopolitical problems inherited from past wars and occupations are no greater in Asia than they were in Europe. (Cavallo, 1999)

Ces trois phrases ne posent pas de problème particulier de langue ou de technicité. En revanche, elles s'emboîtent mal : il leur faut un tenon :

À l'avenir, les pays d'Asie pourraient s'accorder pour créer une monnaie commune. C'est ce qui adviendrait naturellement si les dirigeants japonais adoptaient à l'égard de leurs voisins la même attitude que celle choisie naguère par les Allemands vis-à-vis des[vii] autres pays européens. Après tout, les problèmes géopolitiques hérités des guerres et des occupations du passé ne sont pas plus importants en Asie qu'ils ne l'ont été en Europe. [C'est nous qui soulignons]

Traduire, en effet, c'est aussi faire ressortir une construction, aider à faire (mieux) passer un message. Pour cela, nous mettrons davantage en vedette l'armature logique du texte, par le jeu, notamment, des conjonctions de coordination, ainsi que par un respect scrupuleux des règles d'écritures, et en particulier des conventions typographiques, de l'orthographe, des expressions consacrées et de la syntaxe, qui ne sont pas, nous l'avons vu, le souci premier des auteurs initiaux[viii]. Nous aurons donc tendance à insister sur les articulations, là où le rédacteur initial aurait placé l'accent sur l'accumulation des détails : pour revenir à notre métaphore architecturale, c'est le classicisme qui vient au secours du maniérisme. C'est en ce sens, et en ce sens seulement, à notre avis, que l'on peut dire d'un traducteur qu'il interprète. Les marqueurs de la confiance vont ainsi se déplacer : une imperfection mineure et excusable dans un texte initial deviendra une faute dans une traduction ! Voilà pourquoi, aux yeux du lectorat, les approximations terminologiques des traducteurs sont souvent jugées impardonnables, alors que celles (fréquentes) des auteurs initiaux semblent sans réelles conséquences, alors que celles. Car les seconds savent a priori de quoi ils parlent, alors que les premiers seront toujours suspectés du contraire, et ne pourront donc faire preuve de la même légèreté.

Mais comment savoir, dans cette démarche de raccordement au réel, que nous ne commettons pas, par méconnaissance du référent, des bévues qui amuseront tout autant nos destinataires plus savants ou plus attentifs, à moins qu'elles ne les mettent en rage ? Car aucun écrit pragmatique ne retranscrit de manière transparente l'intention de son auteur[ix]. Et c'est dans les points aveugles ainsi créés que se déploie l'artisanat du traducteur : il nous faut fabriquer du fiable avec de l'à-peu-près (le texte initial) et à partir d'une connaissance presque toujours incomplète du domaine ou du contexte considéré[x]. Rien de plus facile, dans ces conditions, que de confondre une simple association, statistique par exemple, et une relation de cause à effet.

Quel est, ainsi, le sujet véritable de la voix passive anglaise dans le passage suivant, tiré du même texte que le précédent exemple ?

Under this institutional arrangement, the interest rate differential tends to disappear, since the possibility of conducting an independent monetary policy has been eliminated.

Deux traductions françaises sont possibles :

Dans un tel dispositif institutionnel, le différentiel de taux d'intérêt tend à disparaître avec l'élimination de la possibilité de conduire une politique monétaire indépendante.

ou bien

Un tel dispositif institutionnel tend à faire disparaître le différentiel de taux d'intérêt parce qu'il interdit la conduite d'une politique monétaire indépendante.

La première est prudente mais pesante, la seconde est élégante, mais plus aventureuse. Malheureusement pour nous, la première solution sera aussi jugée plus fidèle, mais moins fiable parce que plus lourde, tandis que la légèreté de la seconde rendra celle-ci d'autant plus crédible... En cas d'indécidabilité totale, c'est elle que nous aurons tendance à choisir. Et la forme fera fond : parce que le traducteur n'est jamais qu'un spécialiste de la traduction (c'est-à-dire qu'il ne possède en général qu'une connaissance passive des phénomènes décrits), il aura tendance à replacer le rapport à la vérité à l'intérieur même du texte, c'est-à-dire à renforcer la cohérence interne de celui-ci. À l'arrivée, on se trouvera, une fois de plus, avec un texte assagi, privé de ses bavures et de ses folies. C'est une seconde forme de raccordement au réel, qui rend le texte d'autant plus digne de confiance, au risque de lui ôter une part de son pouvoir informatif en escamotant la nouveauté qu'il peut contenir.

Voilà pourquoi les textes les plus redoutables en traduction pragmatique sont sans doute ceux comportant des énoncés délibérément faux : les questions à choix multiple (QCM), par exemple. En général, sur quatre possibilités, un QCM comporte une réponse juste (relation à la vérité), une réponse absurde, à éliminer d'emblée (raccordement au réel), et deux autres dont le rejet nécessitera un effort de réflexion et de mise en contexte. Rude épreuve. Pas seulement parce que le traducteur doit se poser lui-même les questions et trouver la bonne solution, ce qui suppose d'acquérir des connaissances et de se familiariser avec un mode de pensée bien spécifique : ce n'est là que sa démarche habituelle. Car il lui faut échapper à deux écueils beaucoup plus subtils. D'une part, il lui faut éviter de rendre correcte (en la raccordant au réel) une réponse initialement erronée – et il suffit parfois, pour cela, de jouer sur une toute petite nuance. D'autre part, il doit se garder de rendre trop évidente une réponse qui sera effectivement juste, mais qui aura volontairement été formulée de manière sibylline... Il devra donc, dans ce cas de figure, lutter contre une éthique professionnelle durement intériorisée, qui lui enjoint de faire tout son possible pour produire un texte cohérent, c'est-à-dire raccordé au réel, et aussi clair que possible. Nous pensions avoir rejoint le havre de la doxa, nous voilà rejetés dans le paradoxal.

*
*       *

S'il n'y avait, dans un écrit en langue originale, et dans la traduction de cet écrit, aucune place pour le doute, la question de la confiance n'aurait pas à être posée. Et l'ordinateur pourrait avantageusement remplacer le traducteur, au lieu de l'épauler, comme c'est le cas aujourd'hui. Mais les points aveugles ménagés par ce doute – et sur tout la façon de les combler – ne sont pas les mêmes dans les textes initiaux et dans leur version traduite : les marqueurs de la confiance, bien souvent, ne sont pas traduits, mais reconstitués. À l'auteur de se demander si ce qu'il écrit cadre avec la vérité ; au traducteur de faire en sorte que l'ensemble soit raccordé au réel, à défaut d'être vrai. On peut se demander, dans ces conditions, si l'ensemble de l'opération ne repose pas sur un malentendu : une traduction qui fait foi est censée garantir une équivalence, alors qu'une traduction qui inspire confiance fonctionne sur des principes différents de son original. Et la confiance – qui n'est au bout du compte qu'une façon de supporter sa propre ignorance et de la rendre acceptable aux autres – sert à jeter un voile sur ce défaut dans la cuirasse du savoir. Tout, dans la pratique de la traduction, renvoie à des facteurs psychologiques et à la question du choix. C'est la capacité à frayer avec ces points aveugles, pour choisir entre des solutions dont aucune n'est optimale, qui permet aux traducteurs de durer. Voilà pourquoi le perfectionnisme est une tentation à laquelle ceux-ci doivent résister – sans pour autant renoncer à se perfectionner eux-mêmes et leurs textes.

REFERENCES

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Barnezet, Pierre-Henri (1991). La radioactivité, c'est la vie ! – Comment nous transformer jusque dans nos gènes pour peupler la nouvelle Terre. Montréal (Québec) : Éditions Ganesha.

Bastide, Françoise (1985). « Iconographie des textes scientifiques. Principes d'analyse », in Latour et Noblet, pp. 133‑151.

Bogdanov, Igor et Grichka (2004). Avant le Big Bang. Paris : Grasset.

Cavallo, Domingo F. (1999). « The Quality of Money ». Document rédigé en vue de la remise à l'auteur du doctorat honoris causa par l'Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne et publié dans ASAP (Asociación Argentina de Presupuesto y Administración Financiera Pública) N°33, Buenos Aires, juin 1999 pour la version anglaise, and Économie Internationale – La revue du CEPII, sous le titre "La qualité de la monnaie", n° 80, Paris. Traduction Architexte.

Courau, Laurent (2004). Mutations pop et crash culture, une anthologie de la Spirale.org. Éditions Le Rouergue-Chambon.

Froeliger, Nicolas (2002). « Les marionnettes invisibles : y-a-t-il des personnages dans la traduction des textes pragmatiques ? ». À paraître dans Traduire, revue de la Société française des traducteurs.

Froeliger, Nicolas (2004). « Les mécanismes de la confiance en traduction – aspects relationnels », Journal of Specialised Translation 2, 52‑60.

Gross, Alan G. (1990). The Rhetoric of Science. Harvard University Press. Cambridge (Massachusetts): Harvard University Press.

Kuhn, Thomas (1983). La Structure des révolutions scientifiques. Paris : Flammarion, Champs, pour l'édition française.

Latour, Bruno et de Noblet, Jocelyn (sous la direction de) (juin 1985). Les « Vues » de l'esprit, Culture technique n° 14. Paris : Centre de recherche sur la culture technique.

Le Monde (jeudi 27 mai 2004). Le viaduc de Millau va relier le Larzac au causse Rouge. Fiche technique. Paris, p. 14.

Le Monde 2, n°30 (supplément au Monde n°18546), 11 septembre 2004, Grichka Bogdanov – savant (?), âge non précisé (propos recueillis par Jacques Buob). Paris, p. 90.

Meyssan, Thierry (2002). L'Effroyable imposture. Paris : Carnot.

Perec, Georges (1991). "Experimental demonstration of the tomatopic organization in the Soprano (Cantatrix sopranica L.)" in Cantatrix Sopranica L. et autres écrits scientifiques. Paris : Seuil, La Librairie du XXe siècle.

Shapin, Steven (1985). « Une Pompe de circonstance. La technologie littéraire de Boyle », in Latour et Noblet, pp. 71‑87.

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Vinay, Jean-Pierre et Darbelnet, Jean (1977). Stylistique comparée du français et de l'anglais. Paris : Didier.

Diplômé de l'ESIT, traducteur technique au sein de la société Architexte et auteur d'une thèse sur Thomas Pynchon, Nicolas Froeliger enseigne désormais l'anglais et la traduction de textes pragmatiques à l'Université Paris VII. Ses travaux antérieurs ont porté sur le cliché, l'interdisciplinarité, la forme en traduction technique, la question des personnages en traduction de textes pragmatiques et les postures nécessaire à l'exercice de la traduction. Il s'intéresse globalement aux passerelles susceptibles d'exister entre savoir technique, culture générale et culture littéraire.

Adresse électronique : froeliger@wanadoo.fr

[i] Au demeurant, l'argument de l'autorité due à l'auteur n'a pas sa place dans une étude de la confiance en traduction. Cela ne veut pas dire que l'on traduira de la même manière le texte d'un inconnu et celui d'une sommité, mais c'est une autre histoire (voir Froeliger, 2002).

[ii] Avec mention honorable, ce qui est plus proche du bas de l'échelle que du haut.

[iii] L'hypothèse n'est pas du tout irréaliste : Thierry Meyssan, dont les théories géopolitiques ne sont pas plus abracadabrantes, n'a-t-il pas été traduit dans 28 langues ? Sur le surgissement des théories de ce genre, on pourra lire avec intérêt Laurent Courau.

[iv] La maxime When in doubt blur it out/When in doubt cut it out est formellement déconseillée aux apprentis traducteurs. Il est néanmoins des situations où elle s'applique.

[v] Bien souvent, les guillemets sont le signe que le rédacteur n'a pas trouvé l'expression précise qui convient à sa pensée et qu'il s'en remet à son lecteur pour corriger les choses. Plus encore qu'une marque de confiance dans ce lecteur, nous y voyons un signe d'impuissance de l'auteur – ou du traducteur – et nous pensons qu'il faut les employer avec la plus grande parcimonie, quitte à leur préférer des italiques lorsqu'on veut, comme c'est le cas ici, insister sur la nouveauté d'un terme ou d'un concept.

[vi] Cette absence de relation a été vérifiée (sait-on jamais ?) oralement auprès de deux médecins, dont un épidémiologiste.

[vii] L'omission de the avant other European nations dans l'original doit être considérée comme une erreur grammaticale (l'auteur est argentin) : c'est encore le principe du raccordement au réel, c'est-à-dire, ici, aux faits historiques, qui prime ici.

[viii] C'est pour moquer cette tendance que Georges Perec, dans un article fameux, rédigé en anglais, fournit le résumé « traduit en français » suivant : « L'auteur étude les fois que le lancement de la tomate il provoquit la réaction yellante chez la Chantatrice et demonstre que divers plusieures aires de la cervelle elles etait implicatées dans le response, en particular, le trajet légumier, les nuclei thalameux et le fiçure musicien de l'hémisphère nord. » (Perec, 1991 : 1)

[ix] En littérature, la question se pose dans des termes fondamentalement différents.

[x] Voilà pourquoi les étudiants pensent souvent que la traduction de presse est plus facile. À tort, car elle nécessite, non plus des connaissances – dont l'acquisition est parfois fastidieuse, mais relativement aisée –, mais une culture, ce qui prend un peu de temps.