Le traitement des noms de produits dans la traduction français-allemand
Alexander Künzli, Département de français, d'italien et de langues classiques, Université de Stockholm, Suède
RESUME
Les noms de produits jouent un rôle important dans la vie économique moderne. En traductologie, on part cependant du principe qu'ils ne soulèvent pas de problèmes de traduction : ils sont censés être simplement préservés en langue d'arrivée. La présente étude s'attache à montrer que le traitement des noms de produits soulève toutefois maintes questions. Cinq étudiantes en traduction et cinq traducteurs professionnels ont été invités à traduire un texte du français vers l'allemand en pensant à haute voix. L'analyse des traductions écrites fait ressortir une incertitude dans le traitement des noms de produits. En effet, plus de la moitié des répondants ne s'engagent pas pour une solution unique de traduction. L'hypothèse de l'existence d'une incertitude est confirmée par les protocoles de verbalisation. Ils montrent que le traitement des noms de produits peut constituer un problème de traduction pour au moins les raisons suivantes : (1) présence ou absence de déterminant défini, (2) attribution du genre, (3) changement ou préservation du nom du produit, (4) rhétorique (renforcement du nom du produit par des déterminants possessifs). Les résultats ont des implications pour la recherche en traduction et son enseignement.
MOTS-CLES
noms de produits, traduction français-allemand, étudiants en traduction, traducteurs professionnels, protocoles de verbalisation.
ABSTRACT
Product names play an important role in commerce today. From a translation theory point of view, it is implicitly supposed, however, that they do not raise translation problems. Indeed, translators are simply expected to render them in the target language without making any changes. The present study reveals nevertheless that the processing of product names is associated with uncertainty among trainee translators and professional translators alike. Five trainee translators and 5 professional translators were asked to translate a text from French into German while thinking aloud. Their verbalisations were transcribed into what are termed think-aloud protocols and analysed in parallel with their written translations. The analysis of their written translations shows that more than half of the participants did not opt for one translation strategy alone when processing the product name Galeo 4710, which figures in the French source text. Instead, they vacillated between different solutions. The think-aloud protocols confirm that the processing of product names can raise translation problems for at least the following reasons: (1) The presence or absence of a definite article; (2) The need to attribute gender to the product name; (3) Whether to change or preserve the product name; (4) Rhetoric (reinforcement of the product name by the use of possessive modifiers). The results have implications for both teaching translation and research.
KEYWORDS
product names, French-German translation, trainee translators, professional translators, think-aloud protocols.
1. Introduction
Les noms de produits jouent un rôle important dans la vie économique moderne. Lorsqu'ils occupent une position particulière, ils sont sur toutes les lèvres ; c'est ce que relève également le Duden (Duden : Die Grammatik 1998 : règle 1039). On peut en conclure que les noms de produits méritent aussi de la part du traducteur une attention toute particulière. En traductologie, on suppose cependant que le traitement des noms de produits ne constitue pas un problème, puisqu'ils sont, en général, simplement repris tels quels dans la langue d'arrivée. Or, la présente étude s'attache à montrer que les noms de produits peuvent causer des maux de tête à des étudiants en traduction et à des traducteurs professionnels. Elle fait partie d'un projet de recherche dans lequel vingt répondants ont été invités à traduire un texte du français vers l'allemand et du français vers le suédois, en pensant à haute voix. Les verbalisations ont été transcrites en protocoles de verbalisation et analysées en parallèle avec les traductions écrites.
Nous nous consacrerons ici uniquement aux résultats issus de la traduction français-allemand et en particulier à la question de savoir quels problèmes les répondants ont rencontrés pour rendre en allemand le nom de produit Galeo 4710 figurant dans le texte de départ français (voir Annexe). Les protocoles de verbalisation montrent que ce nom de produit a donné lieu à maintes questions. Tout d'abord du point de vue linguistique : (1) présence ou absence de déterminant (quelle est la forme la plus idiomatique : der Galeo ou simplement Galeo ?), (2) attribution du genre (comment le traducteur sait-il quel genre attribuer au nom de produit : der Galeo ou das Galeo ?), (3) changement ou préservation du nom de produit (les noms de produits sont-ils vraiment toujours simplement repris tels quels dans la langue d'arrivée ?). Le traitement des noms de produits peut cependant également poser des problèmes du point de vue rhétorique, c'est-à-dire par rapport aux stratégies mises en œuvre par les entreprises pour engager le consommateur dans un dialogue fictif par le biais de la répétition du nom du produit et de l'utilisation de déterminants possessifs (votre Galeo). Les résultats montrent que la traduction d'un tel dialogue fictif ne se déroule en aucun cas de manière automatique. Le traducteur se retrouve souvent dans un champ de tension entre sa loyauté envers l'entreprise et son rejet de telles stratégies destinées à créer une pseudo-proximité.
Jetons d'abord un regard à la grammaire. Le Duden mentionne, entre autres, les noms de produits comme troisième branche des noms propres à côté des noms de personnes et de lieux. Les noms de produits sont définis comme des noms propres dont la fonction est d'identifier clairement des produits commerciaux et de les rendre reconnaissables et vendables en tant que tels (règle 1039). Ils font référence à un produit tout en le distinguant d'autres. Cette définition souligne explicitement la dimension économique : les noms de produits doivent aider à vendre des produits. Ils font partie de stratégies d'entreprise choisies délibérément. Quelle aide le Duden nous fournit-il pour ce qui est des questions posées d'entrée de jeu ? En ce qui concerne l'emploi avec ou sans déterminant du nom propre, la règle 554 précise que les noms propres sont d'habitude dépourvus de déterminant (idem en français, voir Riegel, Pellat & Rioul 1999 : 176). Parallèlement, le Duden précise que cette règle est souvent enfreinte, par exemple dans le cas de certains noms propres toponymiques comme les cours d'eau ou les montagnes (der Rhein 'le Rhin' et das Matterhorn 'le Cervin'). Le français ne se distingue ici pas de l'allemand (voir Riegel et al. : 177). Il est intéressant pour le traducteur germanophone de constater que parmi les exemples d'emplois avec déterminant défini que donne le Duden, il n'en figure aucun qui appartienne à la catégorie des noms de produits. On pourrait y voir un argument implicite pour l'absence de déterminant dans le cas des noms de produits. En ce qui concerne l'attribution du genre, le Duden fournit dans les règles 348 et suivantes des indications précises sur différentes catégories de noms propres. Les noms de produits n'y figurent toutefois pas. La liste de certaines finales desquelles on peut prédire le genre du nom en question est cependant potentiellement intéressante pour le traducteur (règle 358) ; encore que la finale –o (Galeo) n'y figure pas.
La traductologie s'est, elle aussi, penchée sur le problème du traitement des noms propres. Toutefois, les questions concernant l'emploi avec ou sans déterminant et l'attribution du genre n'ont guère été abordées. Peut-être en raison du fait qu'il semble s'agir d'un problème plus important dans la traduction vers l'allemand, langue qui connaît trois genres (der, die, das). La traductologie fournit cependant des réponses à la question de savoir si les noms de produits sont modifiés ou au contraire préservés dans la langue d'arrivée. Newmark (1988 : chap. 6) propose une série de stratégies de traduction pour rendre les noms de personnes et d'institutions ainsi que des termes culturels. D'après lui, les noms de produits et de propriétaires ne sont cependant pas à traduire en général (p. 72). Ballard (1993) en arrive à la même conclusion tout en soulignant que le traitement des noms propres ne se distingue à cet égard pas d'autres aspects de la traduction : même en présence d'un principe général vers lequel le traducteur pourrait s'orienter, la pratique fluctue souvent.
Nous disposons à présent également des premières études dans lesquelles on a étudié empiriquement ce qui se passe dans la tête des traducteurs lorsqu'ils sont confrontés au traitement des noms propres. Englund Dimitrova (2001) examine comment des noms de personnes sont traduits du russe en suédois. Elle montre notamment que certains noms peuvent avoir des connotations pour les receveurs du texte de départ qu'ils n'ont pas pour ceux de la langue d'arrivée (pour une comparaison intéressante avec les enjeux posés au traducteur chinois dans le traitement des noms géographiques et des noms étrangers de personnes, voir Zhihong, 2001). De plus, les noms propres peuvent avoir des formes différentes en langue de départ et en langue d'arrivée (exemple : les noms de personnes historiques). Jonasson (1998) analyse comment des noms propres et des termes culturels sont traduits du français en suédois. La stratégie la plus utilisée est celle de la préservation des noms propres en langue d'arrivée. Les protocoles de verbalisation montrent cependant que les noms propres sont tout sauf traduits de façon automatique. Il s'avère même qu'ils donnent plus souvent lieu à des commentaires chez des traducteurs professionnels que chez des étudiants en traduction, et constituent, dès lors, des problèmes de traduction.
Nous l'avons dit, pour les traducteurs, les noms de produits ne constituent pas uniquement un défi du point de vue linguistique. Ils font partie de la gamme des stratégies rhétoriques choisies par les entreprises (voir Künzli 2003 ; Künzli 2004). Le but poursuivi avec ces stratégies faisant appel aux sentiments et aux convictions des consommateurs est tout d'abord de vendre des produits. Mais aussi, dans un deuxième temps, de faire en sorte que le consommateur fasse un usage optimal du produit et qu'il en soit satisfait. Il doit rester fidèle à l'entreprise et convaincre d'autres personnes de devenir clients à leur tour. Bien des catégories de textes destinés, initialement, à décrire et à informer les receveurs de façon neutre sont, aujourd'hui, de plus en plus souvent rédigés sur un ton personnel, proche de celui de la publicité. C'est ce que relève Hare Hansen (1997) par rapport au genre des notices techniques, à l'issue d'une étude de corpus dans le couple de langues danois-allemand : d'après cet auteur, les notices techniques partagent des traits communs à la fois avec le langage publicitaire (fonction persuasive) et le langage technique (fonction informative). Ce constat vaut également pour les langues étudiées dans le présent projet, à savoir le français, l'allemand et le suédois. Il s'agit surtout d'une influence de l'anglo-américain. Il est vrai que des adjectifs émotionnels et valorisants (this exciting new appliance allows you to...), répandus, par exemple, dans des descriptions de produits ou des notices techniques anglo-américaines, sont encore plus rares dans des textes informatifs rédigés en allemand, français et suédois (Hare Hansen 1997 : 193 ; Künzli 2003 : chap. 4 ; Mårdsjö et Carlshamre 2000 : 90). D'autres stratégies rhétoriques sont, cependant, devenues monnaie courante. Par exemple le dialogue fictif entre le nous de l'entreprise et le vous du consommateur (Künzli 2001). La mise en relation de ces deux pôles – le nous et le vous – a pour fonction de pousser le consommateur à l'achat par le biais d'un dialogue. Le succès de ces stratégies rhétoriques n'est toutefois pas garanti. Si l'entreprise va trop loin dans sa tentative de créer une proximité, elle risque d'être perçue comme hypocrite (Hellspong & Ledin 1997 : 166). Nous verrons plus loin que c'est d'ailleurs bien la réaction spontanée que manifestent quelques-uns de nos répondants vis-à-vis du renforcement du nom de produit Galeo 4710 par le déterminant possessif votre. Les résultats issus de plusieurs études (Künzli 2001 ; Künzli 2003 ; Künzli 2004) montrent que le traitement de la rhétorique suscite des problèmes. Il ressort en effet des protocoles de verbalisation que les répondants rejettent très souvent une traduction littérale de ce style pseudo-personnel en faisant valoir des différences culturelles et en se voyant contraints d'explorer d'autres stratégies de traduction. L'importance de considérer la dimension culturelle de la traduction technique, et des problèmes soulevés par celle-ci, est également soulignée par Hare Hansen (1997).
Pour récapituler, on peut dire que le traitement des noms propres mérite une attention particulière à la fois dans la recherche sur la traduction et dans la pratique. Le traitement des noms de produits s'avère particulièrement intéressant. En effet, il ne semble pas encore avoir fait l'objet d'investigations systématiques, contrairement à celui des noms de personnes. Qui plus est, l'étude de la traduction vers l'allemand semble particulièrement intéressante à cet égard, les déterminants définis pouvant correspondre à trois genres (masculin, féminin, neutre). Avant d'entrer plus en détail sur les résultats qui se dégagent de notre étude, nous proposons un survol de la méthode de récolte des données.
2. Méthode
Le tableau 1 résume le profil des dix répondants ayant participé à notre projet de recherche. Les cinq étudiantes étaient en troisième semestre de leur formation en traduction de l'École d'interprètes de Zurich. Les cinq traducteurs professionnels avaient, au moment du déroulement des expériences, au moins cinq ans d'expérience de la traduction et travaillaient comme traducteurs indépendants. Tous les répondants, de langue maternelle allemande, ont reçu des noms fictifs.
Tableau 1 : Profil des répondants
Nom |
Statut |
Tranche d'âge |
Combinaison linguistique |
Deborah (É) [1] |
Étudiante |
20-30 |
Allemand, Français, Anglais |
Flavia (É) |
Étudiante |
20-30 |
Allemand, Anglais, Français |
Heidi (É) |
Étudiante |
20-30 |
Allemand, Anglais, Français |
Illana (É) |
Étudiante |
20-30 |
Allemand, Anglais, Français |
Sophia (É) |
Étudiante |
20-30 |
Allemand, Italien, Français, Anglais |
Adina (T) |
Traductrice |
31-40 |
Allemand, Français, Anglais, Italien |
Fanny (T) |
Traductrice |
51+ |
Allemand, Français, Anglais |
Laurent (T) |
Traducteur |
20-30 |
Allemand, Français, Anglais, Italien |
Sonja (T) |
Traductrice |
31-40 |
Allemand, Français, Anglais |
Tamara (T) |
Traductrice |
31-40 |
Allemand, Français, Anglais |
Nous avons demandé aux répondants de traduire un texte du français vers l'allemand tout en pensant à haute voix. Le texte comptait 283 mots (voir Annexe). Il s'agissait d'une notice technique pour un téléphone-fax-répondeur de France Télécom. Le texte répond à trois fonctions principales : (1) décrire les caractéristiques techniques de l'appareil, (2) inciter l'acheteur à en faire le meilleur usage possible, et (3) donner des instructions pour l'installation.
Les séances avec les étudiantes ont eu lieu dans un bureau à l'École d'interprètes ; celles avec les traducteurs professionnels à leur domicile. Tous les répondants avaient accès à un ordinateur, à des textes parallèles (notices pour des produits similaires, rédigées en allemand) ainsi qu'à d'autres sources d'information qu'ils utilisent d'habitude pour s'acquitter de tâches de traduction. Ils ont d'abord reçu des informations générales sur les buts de l'étude et ont ensuite été familiarisés avec la consigne de réflexion parlée. Ce n'est qu'après qu'ils ont reçu le texte de départ, le mandat de traduction fictif ainsi que les textes parallèles. Une fois la traduction terminée, nous avons arrêté l'enregistrement et sauvegardé les traductions ou, le cas échéant, ramassé les feuilles sur lesquelles les répondants avaient écrit la traduction. Toutes les traductions ont ensuite été révisées par deux personnes, un traducteur-terminologue et un ingénieur (pour une description précise des conditions expérimentales voir Künzli 2003).
3. Résultats
Nous proposons tout d'abord une analyse des traductions écrites et en particulier une étude des différentes solutions proposées par les répondants pour rendre le nom de produit Galeo 4710.
Tableau 2 : Solutions de traduction
Nom |
Absence de déterminant |
Masculin |
Neutre |
Masculin / Neutre |
Synonymie |
Deborah (É) |
X |
X |
|||
Flavia (É) |
X |
Das Gerät |
|||
Heidi (É) |
X |
Ihr Gerät Galeo Das Gerät Galeo |
|||
Illana (É) |
X |
X |
X |
||
Sophia (É) |
X |
||||
Adina (T) |
X |
X |
|||
Fanny (T) |
X |
X |
Das Gerät Ihr Gerät Galeo |
||
Laurent (T) |
X |
X |
X |
||
Sonja (T) |
X |
X |
Das Gerät Galeo |
||
Tamara (T) |
X |
X |
Un commentaire par rapport à la catégorie « masculin/neutre » s'impose d'emblée. Nous y avons rapporté tous les cas dans lesquels les formes des déterminants, noms et pronoms ne fournissent pas d'indications claires sur le genre. Le tableau fait apparaître que le masculin est la solution de traduction la plus fréquemment utilisée, suivie de l'absence de déterminant, de synonymes et du neutre. Notons à cet égard que l'auteur du texte de départ français a opté pour l'absence de déterminant. Dans les textes d'arrivée, cette solution n'est systématiquement employée que par une seule personne, Sophia (É). Trois autres répondants combinent l'absence de déterminant avec d'autres solutions de traduction.
En général, il ressort de l'étude qu'il existe, dans le traitement du nom de produit Galeo 4710, non seulement des variations inter-individuelles, mais également des variations intra-individuelles. En effet, plus de la moitié des répondants ne s'engagent pas pour une solution unique de traduction. Ainsi, nous trouvons dans la traduction effectuée par Heidi (É) à la fois le masculin der Galeo 4710 et des synonymes comme Ihr Gerät Galeo 'votre appareil Galeo' et das Gerät Galeo 'l'appareil Galeo'. Bien entendu, de tels synonymes permettent aussi aux répondants de contourner les problèmes potentiels en rapport avec la décision concernant l'emploi du nom du produit avec ou sans déterminant et l'attribution du genre. On peut penser que cette constatation vaut, dans certains cas, même pour l'absence de déterminant [2] . Mais les traducteurs professionnels, eux non plus, ne se révèlent pas toujours systématiques dans leurs prises de décision. Ainsi, nous trouvons dans la traduction effectuée par Laurent (T) à la fois le masculin der Galeo 4710 et l'absence de déterminant, à savoir Galeo 4710. En ce qui concerne la façon dont les répondants résolvent des problèmes linguistiques liés au traitement du nom de produit, l'expérience de la traduction (étudiants en traduction vs traducteurs professionnels) ne joue donc pas un rôle déterminant. La conclusion à tirer de l'analyse des traductions écrites est plutôt qu'il existe de façon générale une certaine incertitude au sujet du traitement des noms de produits. Cette hypothèse est confirmée par les verbalisations des répondants ; nous y reviendrons.
Nous avons mentionné que toutes les traductions ont été révisées. Les commentaires du réviseur-terminologue donnent à penser que celui-ci préfère, du moins spontanément, la forme masculine. Ainsi, il corrige dans un passage de la traduction d'Illana (É) l'absence de déterminant en ajoutant le déterminant masculin der, tout en y renonçant à un autre endroit. Il en résulte une certaine incohérence. Il est donc possible que ce comportement traduise, lui aussi, une certaine incertitude au sujet du traitement des noms de produits. De plus, le réviseur-terminologue critique dans les traductions effectuées par Illana (É) et Tamara (T) le fait que le nom du produit ait été rendu tantôt avec des majuscules (GALEO), tantôt sans (Galeo). Le fait que l'auteur du texte de départ ait écrit le nom du produit en majuscules et en gras témoigne du rôle qu'il joue au niveau de la rhétorique.
Cette constatation nous amène à la considération suivante : dans le texte de départ, le nom de produit Galeo 4710 est renforcé deux fois par le déterminant possessif votre. Ce déterminant possessif n'a toutefois été préservé que dans 12 cas sur 20 possibles, c'est-à-dire dans 60 % des cas : 5 fois par les étudiantes, 7 fois par les traducteurs professionnels. Ces chiffres peuvent être interprétés comme révélant une tendance à la neutralisation, qui apparaît également par rapport à d'autres aspects ainsi que dans les travaux des répondants suédophones. Dans les traductions écrites, on peut constater une tendance à l'atténuation des stratégies rhétoriques. Cette adaptation à une norme stylistique plus neutre, plus sobre, est plus prononcée chez les étudiantes en traduction que chez les traducteurs professionnels. Les étudiantes ont également plus souvent tendance à justifier de telles atténuations en avançant des arguments culturels ; en l'occurrence que les consommateurs germanophones et suédophones s'attendent à un ton plus sobre que les consommateurs francophones. Cette observation n'est pas sans rappeler un constat qu'a fait Toury (1995 : 63). D'après cet auteur, le comportement traductif des jeunes gens se trouvant en phase d'initiation au métier de traducteur se caractérise souvent par une adhérence à des normes datées, quoique toujours en vigueur. Rappelons que nous avons identifié l'adoption d'un style sobre et impersonnel comme reflétant l'une des conventions plus anciennes en matière de rédaction de notices techniques en allemand.
Passons maintenant aux protocoles de verbalisation [3] . Dans les extraits ci-dessous, les répondants commentent les aspects suivants concernant le traitement du nom de produit Galeo 4710 : (1) emploi avec ou sans déterminant, (2) attribution du genre, (3) rhétorique, (4) changement ou préservation du nom du produit. Nous commençons par quelques problèmes liés à l'emploi de l'article et à l'attribution du genre :
[1] [Deborah
(É)] und da ähm im französischen Text fängt der Abschnitt an mit Gal- Galeo /
da steht kein Artikel / ähm jetzt frag ich mich wie ich das machen soll aber
ich glaub ich werd eher einen Artikel nehmen / vielleicht schau ich das auch
mal da im Paralleltext nach (elle consulte un texte parallèle de l'entreprise
Ascom) / da benutzen sie auch / einen Artikel / das ist etwas klingt auch
besser
[2] [Flavia
(É)] damit Sie / das Gerät / damit Sie / da müsste man den Markennamen
vielleicht noch irgendwie dreinnehmen / damit Sie (elle consulte un texte
parallèle de l'entreprise Ascom) / das Tritel Luzern / damit Sie / das Galileo
/ wie heisst das da? / klingt zwar etwas komisch das Galileo / damit Sie das
Gerät
[3] [Sophia
(É)] Sie haben den Galeo 4710 erworben ein kombiniertes Telefon / Fax und
Anrufbeantwortergerät / nein Sie haben Galeo erworben das ähm / das Telefon Fax
und Anrufbeantworter in einem / ähm / darstellt nein / enthält / das oder der?
hm
[4] [Fanny
(T)] ist das die France Telecom? ich glaube ja denn von ähm zieh ich
mich lieber aus der Affäre indem ichs ohne / bestimmten Artikel benutze
[5] [Adina (T)] Ihr Galeo verfügt über eine Garantie von zwölf Monaten da / verfügen oder hat eine Garantie Ihr Galeo das der Galeo / nicht Ihr / damit Sie Ihren Galeo damit Sie den Galeo Ihren Galeo / damit Sie den Galeo damit Sie Ihren Galeo Ihr Galeo der Galeo nein da ist der der Galeo
Les extraits [1] à [5] confirment l'hypothèse selon laquelle il existe une incertitude au sujet du traitement des noms de produits. Il est intéressant de constater qu'aucune répondante ne dit explicitement pourquoi elle opte pour l'emploi avec ou sans déterminant ou pour un certain genre. Les décisions sont sujettes à des critères plus diffus ; peut-être à ce que l'on appelle souvent l'intuition linguistique. Or, il existerait des critères plus rationnels : d'une part des critères formels (c'est-à-dire la finale du nom du produit), d'autre part des critères sémantiques (c'est-à-dire le genre du nom qui est à la base du nom du produit). Ainsi, la finale –o (Galeo) correspond, dans les langues romanes, dont elle est caractéristique, dans la plupart des cas au masculin. La finale –o ne figure cependant pas dans la compilation du Duden des finales desquelles on peut prédire le genre d'un nom (règle 358). La règle 359 fournit cependant un peu d'aide. Elle précise qu'en cas de doute sur l'attribution du genre, on préserve, en général, le genre du nom étranger. En l'occurrence donc le masculin. Ce qui explique, peut-être, pourquoi aucun répondant n'a opté pour le féminin (la finale –o ne correspond qu'exceptionnellement au féminin dans les langues romanes) [4] . Qu'en est-il des éventuels critères sémantiques ? Galeo désigne ein Gerät 'appareil' ou einen Apparat 'appareil', qui peut être utilisé à la fois en tant que Telefon 'téléphone', Fax 'télécopieur' et Anrufbeantworter 'répondeur'. Autrement dit, nous avons les formes masculines der Apparat et der Anrufbeantworter d'un côté, et les formes neutres das Gerät et das Telefon de l'autre, alors que Fax se voit attribuer tantôt le masculin, tantôt le neutre. Même en s'appuyant sur des critères sémantiques, à savoir la prise en compte du genre du nom qui est à la base du nom du produit, l'attribution du genre n'est pas facile en l'occurrence. Mais elle permet au moins un traitement plus réfléchi des noms de produits et exclut certaines variantes, comme ici la forme féminine.
Les extraits [1] et [2] montrent, de plus, que les répondants ont recours à des textes parallèles pour résoudre le problème lié à l'attribution du genre. En ce qui concerne l'extrait [2], on peut émettre l'hypothèse que le fabricant du Tritel Luzern ('das Tritel Luzern') a opté pour la forme neutre en raison de considérations sémantiques : le Tritel sert uniquement de téléphone (das Telefon, neutre). L'extrait [3] confirme, en outre, l'hypothèse selon laquelle l'absence de déterminant peut, dans certains cas, constituer une stratégie d'évitement. Sophia (É) ne verbalise pas de critères explicites pour sa prise de décision et vacille entre le masculin et le neutre. Finalement, elle opte pour l'absence de déterminant ce qui lui permet, de contourner, dans le cas en l'espèce, le problème lié à l'attribution du genre. Le fait que l'absence de déterminant puisse constituer une stratégie d'évitement, dont se servent également des traducteurs professionnels, ressort de l'extrait [4]. Le problème porte, dans ce cas, sur le nom de l'entreprise France Télécom, mais il vaut par analogie aussi pour le nom de produit Galeo 4710. L'extrait [5] corrobore une nouvelle fois l'observation que des incertitudes linguistiques au sujet du traitement des noms de produits existent également chez des traducteurs professionnels. Qui plus est, il fait apparaître que la stratégie rhétorique de l'emploi du déterminant possessif votre est remise en cause (der Galeo, das Galeo, Ihren Galeo, Ihr Galeo). Ceci ressort encore plus clairement des transcriptions suivantes :
[6] [Illana (É)] ich glaub votre appareil das lass ich aus ich nehm jetzt einfach den Apparat ich glaub nicht ähm dass man da muss dass man das so persönlich machen muss das ist ja klar dass das Ihrer ist / das Gerät
[7] [Sophia (É)] votre Galeo das schreib ich auch nicht Ihr / Galeo einfach / Ihr Ihr das Gerät / besitzt eine Einjahresgarantie / oder Ihr Gerät? / hm / Ihr Gerät das Gerät / hm / ich glaub das Gerät Ihr Gerät das klingt / ist schon meins aber / ist irgendwie doch zu persönlich ich lass das Gerät ist neutral
[8] [Fanny (T)] ach die lieben es immer so ihren Eigennamen zu wiederholen / dieses Gerät würd ich jetzt sagen das Gerät nicht schon wieder diesen Eigennamen wiederholen / das Gerät
Les extraits [6] et [7] illustrent, une nouvelle fois, la tendance à la neutralisation, qui apparaît plus souvent et de façon plus prononcée chez les étudiantes en traduction. Dans le cas en l'espèce, Illana (É) et Sophia (É) donnent libre cours à leur sentiment que l'emploi du déterminant possessif Ihr 'votre' dans Ihr Gerät 'votre appareil' est trop personnel en allemand. Elles disent préférer la variante plus neutre das Gerät 'l'appareil'. De plus l'extrait [8] du protocole de Fanny (T) montre que de telles tendances sont également présentes chez les traducteurs professionnels. Ici, il s'agit, toutefois moins de la répétition du déterminant possessif que de celle du nom de produit Galeo en général.
Voici un dernier extrait du protocole d'une traductrice :
[9] [Tamara (T)] jetzt überleg ich mir ob das Gerät auf Deutsch gleich heisst ich vermute schon Galeo äh 4710 / das wär auch so was das ich abklären müsste
Nous avons vu plus haut qu'il existe un principe général selon lequel les noms de produits sont préservés dans la langue d'arrivée. Pas de règle sans exception – ceci vaut également pour la traduction. La réflexion faite par Tamara (T), celle de savoir si l'appareil porte le même nom en allemand, apparaît dès lors justifiée. Surtout à la lumière d'une information parue dans la revue publiée par l'Association suédoise des traducteurs professionnels (Facköversättaren 2003 : 15). Selon cette information, l'entreprise IKEA a retiré en Allemagne toute publication pour des lits superposés nommés d'après la ville suédoise Gutvik (prononcée, en suédois [gytvik]), en raison de la similarité phonétique avec l'expression allemande gut f**k 'bonne b...e'.
4. Conclusions
La présente étude montre qu'il existe des incertitudes au sujet du traitement des noms de produits, non seulement chez des étudiants en traduction, mais également chez des traducteurs professionnels. On peut en tirer plusieurs conclusions. Tout d'abord, il pourrait se révéler judicieux, dans l'enseignement de la traduction, d'aiguiser encore davantage la prise de conscience de l'utilité de la grammaire (comparée) dans la résolution de problèmes de traduction en général et de problèmes liés au traitement des noms propres en particulier. Dans le cas en l'espèce nous pensons à une prise en considération plus systématique des différents critères qui agissent sur l'attribution du genre. Ces critères constituent pour le (futur) traducteur un appui dans ses processus de résolution de problèmes. Nous avons toutefois constaté que la grammaire et la traductologie ne fournissent pas toujours des réponses claires. Ceci surtout en raison du fait que les phénomènes linguistiques sont souvent sujets à des fluctuations et ne se laissent pas toujours attribuer à des catégories mutuellement exclusives. Elles permettent toutefois au moins un traitement plus réfléchi des noms de produits. Les résultats soulèvent également des questions intéressantes en matière de recherche. Nous pensons, par exemple, à la question de savoir ce qui pèse plus lourd dans l'attribution du genre des noms de produits : des critères formels comme la finale ou des critères sémantiques comme l'accord du genre du nom du produit avec la signification du nom sous-jacent. Finalement, la présente étude illustre, une nouvelle fois, que c'est en tenant compte des processus mentaux des traducteurs que l'on arrive à se faire une image plus précise du parcours qui mène à une certaine solution de traduction.
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Mårdsjö, Karin & Carlshamre, Pär (2000). Retoriken kring tekniken. Lund : Studentlitteratur.
Newmark, Peter (1988). Approaches to translation. New York : Prentice Hall.
Riegel, Martin, Pellat, Jean-Christophe & Rioul, René (1999). Grammaire méthodique du français. Paris : PUF.
Toury, Gideon (1995). Descriptive translation studies and beyond. Amsterdam : Benjamins.
Zhihong, Kang (2001). « A grey area of translation : On the treatment of human and place names across languages. » Lucile Desblache (Éd.). Aspects of specialised translation. Paris : La Maison du Dictionnaire, 144-151.
Annexe : Le texte de départ français
Notice d'installation rapide
Vous venez d'acquérir le Téléphone-Fax-Répondeur GALEO 4710 et nous vous en remercions. Intégrant les plus récentes innovations technologiques, cet appareil vous permet de disposer à la fois d'un téléphone, d'un répondeur enregistreur, d'un fax, d'un copieur d'appoint, d'une imprimante PC et d'un combiné sans fil (options). Afin d'utiliser votre GALEO 4710 efficacement et dans les meilleures conditions, nous vous conseillons de lire très attentivement cette notice d'installation rapide, qui a été rédigée spécialement à votre intention. Votre GALEO 4710 bénéficie d'une garantie d'un an. Pour toute information supplémentaire sur les produits et services FRANCE TELECOM, adressez-vous à l'accueil professionnel de votre Agence Commerciale.
Installer GALEO 4710
GALEO 4710 doit être placé à l'écart de toute zone de chaleur excessive et d'installation d'air conditionné. Il doit être protégé contre les vibrations, la poussière, l'humidité, les projections d'eau ou de produits, le rayonnement électromagnétique, et son accès doit être aisé.
La prise téléphone doit se trouver à 1,50 m maximum, la prise électrique standard monophasée 220-240 V, 50-60 Hz à 2 m maximum.
- Tournez votre appareil de façon à voir sa face gauche.
- Branchez le cordon du combiné téléphonique au connecteur (A).
- Branchez le cordon de ligne téléphonique au connecteur (B), d'un côté, et dans la prise téléphonique murale, de l'autre.
- Insérez la petite fiche du bloc alimentation dans le connecteur (C) : ouvrez le capot avant et le capot arrière. La petite fiche étant branchée sur le connecteur (C), faites passer le cordon dans le passe-fil (D). Refermez les capots arrière et avant.
- Branchez la fiche du cordon secteur du bloc alimentation dans une prise de courant murale aisément accessible.
Votre appareil est maintenant sous tension.
Sur l'auteur
Alexander Künzli est traducteur diplômé et licencié en psychologie de l'Université de Genève. Dans sa thèse de doctorat, publiée en 2003, il a étudié la traduction technique français-allemand et français-suédois. Il est l'auteur d'une vingtaine d'articles sur la traduction et l'interprétation de conférence, parus dans des revues spécialisées (Babel, Hermes, Interpreting, Meta, The Journal of Specialised Translation) et des actes de congrès. Il est maintenant chercheur au Département de français, d'italien et de langues classiques de l'Université de Stockholm. Ses intérêts de recherche actuels portent sur la modélisation des processus de traduction, la révision des traductions et la linguistique comparée français-allemand et français-suédois. alexander.kunzli@fraita.su.se
[1] Nous utilisons dorénavant l'abréviation « É » pour étudiant et « T » pour traducteur.
[2] Précisons toutefois que dans le cas de l'absence de déterminant, l'attribution du genre peut être déduite, par exemple, des formes des pronoms (Galeo 4710 darf nicht... Er muss... 'Galeo 4710 ne doit pas... Il doit...').
[3] Il n'est pas possible de traduire les extraits des protocoles en français. En effet, nous étudions un problème linguistique spécifique de la traduction vers l'allemand. L'hésitation d'un répondant germanophone entre le masculin et le neutre (der Galeo vs das Galeo) ne peut tout simplement pas été rendue en français. Nous espérons toutefois que les commentaires suivant les extraits des protocoles permettront au lecteur qui n'est pas familier avec l'allemand de suivre le train de nos réflexions.
[4] Ceci explique aussi pourquoi le genre des anglicismes change ou vacille souvent en allemand : leur genre ne peut être déduit ni du déterminant ni de la finale (exemple : die E-Mail vs das E-Mail).