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Société, technologie et traduction : perspectives et impacts

Donald Barabé, traducteur agréé et ancien Vice-président, Services professionnels, Bureau de la traduction du Gouvernement du Canada.

RESUME

Tout comme la Seconde Guerre mondiale aurait catapulté le monde de la modernisation dans la modernité, la crise financière de 2008, selon des spécialistes, aurait marqué le crépuscule de la mondialisation et l’aube de la mondialité. Sur le plan économique, il en résulte un rééquilibrage, voire un nivellement des forces en présence, aucun pays ne dominant plus. Le commerce international atteint des sommets historiques. Tous les pays exigeant que les exportations se fassent dans leur(s) langue(s) nationale(s), le commerce n’est possible que dans la ou les langues cibles. D’où une hausse marquée de la demande de traduction. Sur le plan social, on assiste également à un certain équilibrage des cultures et des langues. Ainsi, lors du premier sommet du BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine), en 2009, discussions et délibérations se sont tenues par le truchement de la traduction et de l’interprétation. Dans le monde mondialisé, le multiculturalisme et le multilinguisme occupent une place de premier plan. Ici encore, la traduction joue un rôle crucial : rendre possibles les communications interculturelles et interlinguistiques. Jamais les attentes de la société envers la traduction n’ont été aussi élevées. Cela soulève cependant d’importants enjeux d’ordre professionnel et éthique, notamment dans la foulée des technologies d’information et de communication.

ABSTRACT

The 2008 financial crisis has prompted specialists to speak about the end of globalisation and the beginning of globality, very much as WWII is said to have catapulted the world from modernisation into modernity. On the economic front, it is resulting in a relative recalibration and even levelling of forces as no single country can boast to be the dominant power anymore. International trade has reached historic levels. As all countries in the world require that companies exporting goods and services to them do so in their national language(s), trade can be carried out only in the language(s) of the target countries. Hence a sharp rise in translation demand. On the social front, we are also seeing some equalisation between cultures and languages. A good example is the first BRIC Summit (Brazil, Russia, India, China) held in 2009, where discussions and deliberations took place through translation and interpretation. In the globalised world, multiculturalism and multilingualism are ever more prevalent. Here again, translation plays a pivotal role: making communications in this multicultural and multilingual world possible. Society’s expectations about translation have never been so high. However, major professional and ethical challenges have arisen, especially in view of innovations in the field of information and communication technologies.

MOTS-CLÉS

Traduction, interprétation, localisation, technologies de l’information, mondialisation.

KEYWORDS

Translation, interpretation, localization, information technologies, globalization.

1. Introduction

C’est un truisme que d’affirmer que le monde change. Le climat de la planète est chamboulé. L’économie mondiale est en difficulté. Les rapports de force entre les États sont révisés. Les sociétés se transforment sous nos yeux.

L’humanité traverse la plus longue période de paix relative de toute son histoire. Plus de la moitié des habitants de la planète vivent en démocratie. Plus des deux-tiers des êtres humains ont accès aux réseaux de communications grâce au téléphone portable. L’espérance de vie ne cesse de progresser aux quatre coins du monde.

Les percées scientifiques et techniques surviennent à une vitesse vertigineuse. Alors qu’il était possible pour une seule et même personne d’avoir une connaissance générale de l’ensemble du savoir humain à la fin du dix-neuvième siècle, cela ne l’était déjà plus à l’aube de la Première Guerre mondiale, soit à peine quelque vingt ou trente ans plus tard. Aujourd’hui, certains experts estiment que le savoir humain double tous les sept ans et qu’il doublera tous les 72 jours (c'est nous qui soulignons) d'ici 2030 (Attali 2006). D’aucuns croient même qu'il doublerait déjà tous les dix-huit mois, sans doute dans la foulée de la « loi de Moore », qui postule que la capacité des ordinateurs double tous les dix-huit à vingt-quatre mois (Moore 1965).

Le propre de l'être humain est le langage. Grâce à lui, les transformations de l'humanité ne sont plus principalement génétiques, mais bien culturelles et ne se produisent non pas sur des millénaires, mais sur de simples années (Barreau et Bigot 2005). Le langage confère à l'être humain une faculté d'adaptation unique dans le règne animal.

Nous chercherons à démontrer ici que, quelle que soit sa véritable vitesse de croissance, tout le savoir humain, pour atteindre sa pleine utilité, devra être traduit.

Jamais autant qu’aujourd’hui les traducteurs n’ont joué un rôle aussi central dans la société et dans les mutations qu’elle connaît. En même temps, les transformations que vit la société viennent modifier en profondeur à la fois l’acte traductionnel et la responsabilité professionnelle de celui qui pose cet acte. Nous passerons ici en revue ces principales transformations et leurs répercussions pour la profession de traducteur.

2.    Mondialité, pluralité, identité et traduction
2.1 Mondialité

Le processus de mondialisation s’est engagé dès l'aube de l'humanité. La révolution agricole du début du deuxième millénaire ainsi que les grandes explorations des XVe et XVIe siècles en étaient des manifestations. Trois événements marquants sont venus le « sceller. » Le premier, la chute du Mur de Berlin en 1989, a marqué la fin de la Troisième Guerre mondiale (la guerre froide) et a ouvert les frontières est-ouest. Cette année-là, le monde comptait environ 300 organisations internationales et quelque 4 200 ONG (organisations non gouvernementales), alors qu'ils n'étaient respectivement que 37 et 130 au début du XXe siècle (Cronin 2003). Aujourd'hui, il y aurait plus de 6 000 organisations internationales (Jones 2010) et un nombre difficile à évaluer d'ONG. Le deuxième évènement est survenu en août 1995, avec l’arrivée en bourse de Netscape, marquant en fait la démocratisation de l’internet (Barabé 2002), qui, jusque-là était essentiellement réservé aux militaires et aux scientifiques. Le troisième a été l’attaque terroriste perpétrée contre le World Trade Center le 11 septembre 2001, qui a mis en lumière l’interdépendance et la vulnérabilité des populations.

Si la dépression de 1929 a marqué le début du « siècle américain » et la fin de la domination économique européenne et si le choc pétrolier des années 1970 a mis un terme aux Trente Glorieuses1, la crise financière de 2008 a sans doute, aux yeux de bien des analystes, catapulté l'humanité de la mondialisation à une mondialité caractérisée par l’interdépendance (Dussouy 2009), tout comme la Seconde Guerre mondiale l’aurait fait basculer de la modernisation dans la modernité.

Marquée par des bouleversements de la production industrielle, par la chute des échanges commerciaux, par la défaillance d'institutions tant publiques que privées, par la hausse des déficits nationaux et des dettes souveraines ainsi que par la nécessité pour les gouvernements de se porter au secours d'organisations jugées trop grosses pour échouer, la crise financière de 2008, la plus importante depuis celle de 1929, signale aussi un tournant dans l'histoire mondiale. Elle aurait fait entrer l’humanité dans le siècle que d’aucuns appellent le siècle de la pluralité, d’autres, celui de l’identité. Pluralité en raison de l’absence de puissance dominante, les États-Unis ne jouant plus ce rôle. Identité due à la velléité d’un nombre croissant de populations de revendiquer le droit à l’existence et à l’autonomie.

2.2  Pluralité

En mars 2010, le Chili a été frappé par un tremblement de terre d'une violence telle que l'axe de rotation de la planète s'en est trouvé irrémédiablement modifié. Il n'est sans doute pas exagéré de dire que le séisme financier qui a secoué le monde en septembre 2008 a eu un effet semblable, déplaçant résolument vers l'est le centre de gravité économique, qui se trouvait jusque-là en Occident (Cohen 2009). En effet, dominé dans les années 1930-1940 par les États-Unis et l'Europe occidentale, le cercle très restreint des grandes économies mondiales s'est étendu au Japon dans les années 1950 et 1960, à la Corée du Sud dans les années 1970, aux Dragons asiatiques dans les années 1980 et 1990. La Chine et l'Inde y ont fait leur entrée dans la première décennie du XXIe siècle. Tant et si bien que les quatre premières économies mondiales sont aujourd'hui, dans l'ordre, les États-Unis, la Chine, le Japon et l'Inde (Banque mondiale 2009) en parité de pouvoir d’achat. On assiste ainsi à une sorte de retour du balancier, car, au XVIIIe siècle, la Chine et l'Inde occupaient à égalité le sommet de l'économie mondiale (Attali 2007).

La mondialité est caractérisée pas l’interdépendance des pays. Pour s'en convaincre, il suffit de voir comment s'est propagée la crise financière de 2008 depuis les États-Unis au reste du monde et comment les aléas économiques de la Grèce se sont répercutés non seulement sur l'Union européenne, mais encore dans le monde entier. Nous assistons actuellement à un rééquilibrage et même à un nivellement des forces sur le plan économique, ce qui se traduit par un internationalisme et un multilatéralisme accrus. Ainsi, le G8 cède lentement mais sûrement la place à un G20 investi d'un mandat touchant non seulement l'économie, mais encore l'environnement, la santé publique, la sécurité, etc.

Le monde mondialisé, lui, (le pléonasme est voulu) repose sur la communication, et d’abord et avant tout sur la communication interlinguistique. Et la communication interlinguistique, elle, s'appuie sur la traduction. Pour paraphraser le sémiologue et linguiste Umberto Eco, la langue du monde mondialisé c'est la traduction2 (Eco 1994 : 206). Le tableau 1 donne la ventilation des grandes langues par proportion de locuteurs.

Barabe
Tableau 1. Ventilation des grandes langues par proportion de locuteurs

Les pays occidentaux ne sont donc plus seuls en tête sur les plans économique et social. Ils partagent cette place avec les pays émergents.
Cette nouvelle pluralité rime d’ailleurs avec souveraineté. En effet, malgré l’internationalisation des réseaux de production, tous les pays du monde imposent aux exportateurs l’obligation – juridique ou autre – d’offrir leurs produits ou services dans la ou les langues nationales. Cela procède essentiellement de deux facteurs. Le premier tient à la souveraineté des États et à leur droit d’exiger que, à l’intérieur de leurs frontières, les choses se déroulent dans la ou les langues nationales. Le second est la protection du public. Si certains pays sont plus conciliants que d’autres au sujet, par exemple, de la langue des logiciels qui sont vendus sur leur territoire, tous veillent à une application rigoureuse de cette obligation lorsque la santé et la sécurité de leurs citoyens sont en jeu. Ainsi, pour être parfaitement comprises par les parents, les instructions d’installation d’un siège pour enfant dans une voiture devront être disponibles dans la ou les langues locales. Il en va de même de la posologie des médicaments. Cette obligation contribue grandement à la hausse de la demande de traduction dans le monde.

Certaines conclusions fondamentales s’imposent :

  • Le monde entier ne parle pas anglais. Seuls 5,4 % le parlent ; 16,6 % si on inclut les locuteurs du globish (global English).
  • La traduction permet de pénétrer un marché et d’y rester. Elle assure l’image de marque.
  • Le nouvel ordre économique mondial pousse la demande de traduction à la hausse. Rien ne pouvant arrêter les interactions entre les pays, la traduction ne peut que croître.
  • Plus important : pas de traduction, pas de commerce international ou un commerce limité aux pays de mêmes langues.

Ainsi, sans la traduction, un pays comme le Brésil, dont la langue n’est parlée que par 3,4 % de la population mondiale – en langue maternelle et en langue seconde –, ne pourrait avoir accès à 96,6 % du marché mondial.

La traduction est indispensable au commerce international. Plus encore, elle est incontournable.

2.3  Identité

La mondialisation a finalement abouti à la mondialité, mais cela ne signifie pas pour autant que celle-ci n'est pas sujette à des tiraillements. À l'instar des sociétés, qui ont de tout temps cherché à concilier, avec plus ou moins de succès, intérêts individuels et intérêts collectifs, le monde cherche l'équilibre entre considérations mondiales et caractéristiques locales. Plus la mondialité s'installe, plus les cultures locales cherchent à s'affirmer. Ainsi, depuis la chute du Mur de Berlin, pas moins de quarante pays se sont créés, et il semble qu'une centaine d'autres pourraient voir le jour d'ici la fin du présent siècle (Attali 2006).

La création de tous ces pays découle d'abord et avant tout d'une volonté pour ceux-ci d'affirmer leur indépendance face à leurs voisins et de préserver leur identité culturelle et linguistique. L'une des manifestations de cette indépendance est l'obligation imposée par tous les pays que les produits et services, quelle que soit leur provenance, soient offerts dans la ou les langues nationales, comme on l’a vu plus haut. La tendance lourde va vers une obligation généralisée de l'accès à l'information dans les langues nationales.

Il est d’ailleurs révélateur que, lors de son congrès tenu en septembre 2009, la Globalisation and Localisation Association (GALA), une association à vocation commerciale et non professionnelle ou sociale, ait recommandé l’adoption d’une déclaration universelle du droit de l’humanité à l’information dans toutes les langues. La Finlande l’a compris, elle qui s’est récemment imposé l’obligation constitutionnelle de donner à ses citoyens accès à l’internet à grande vitesse. En ce sens, l’intention de la société Google de traduire l’ensemble du savoir humain, quoique grâce à une traduction automatique bien imparfaite, est fort louable. Une information inaccessible est une information inutile.

Le village planétaire de McLuhan est donc devenu réalité. Pourtant, en même temps, nous vivons sur une planète de villages, où la mondialité se trouve contrebalancée par la localisation, un phénomène d’affirmation sociale caractérisé par la valorisation des identités nationales et par la promotion des patrimoines culturels (Barabé 2002). Le nivellement des forces économiques auquel nous assistons actuellement entraîne avec lui un rééquilibrage et un nivellement des forces culturelles et linguistiques, conséquences d’une conciliation mondialité/localité. Un nouvel ordre économique mondial s'instaure et, avec lui, un nouvel ordre linguistique. Comme la valeur et le prestige dont jouit une langue dépendent de facteurs essentiellement politiques, militaires et économiques (Calvet 1999), les rapports de force entre les langues se modifient au fur et à mesure que se redessine la carte économique du monde. Ainsi, lors du premier sommet du BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine), au printemps 2009, il n'y avait ni langue unique de travail, ni langue pivot. Les langues des quatre nations y avaient plein droit de cité. Les délibérations entre les chefs d'État et de gouvernement n’ont pu se tenir que grâce à la traduction et à l'interprétation. Il en est de même du US-China Strategic and Economic Dialogue établi par les Présidents Obama and Hu en avril 2009. L'égalitarisme relatif qui s'installe entraîne un multilinguisme accru, lequel a un effet haussier sur la demande de traduction.

Paradoxalement, depuis que la technologie a permis de réduire considérablement la barrière espace-temps et ainsi de rendre possible le village planétaire de McLuhan, nombreux sont les tenants de la logique marchande qui estiment qu'il ne reste plus qu'une seule barrière à abolir pour arriver à un monde véritablement mondialisé : la barrière linguistique. Ils voient dans la diversité linguistique un obstacle, notamment au commerce international. Dans les faits, il n'y a pas plus de barrière linguistique que de barrière climatique. La diversité linguistique, tout comme la diversité climatique, est le simple reflet de la variété géographique du monde qui nous entoure et qui conditionne la culture. Abolir la prétendue barrière linguistique, comme le souhaiteraient ses détracteurs, nécessiterait l'élimination de la diversité linguistique pour ne conserver qu'une seule langue. C'est un peu comme si on voulait en arriver à une tenue vestimentaire unique établie en fonction de la température moyenne de la planète.

S'il advenait qu'il soit possible d'abolir la « barrière » linguistique, cela reviendrait à créer un monopole linguistique. Or, la langue étant d'abord et avant tout une façon de penser, nous assisterions à la création d'une pensée unique. Comme tous les autres monopoles, le monopole linguistique scléroserait la création, l'innovation, donc l'évolution.

De tout temps, la traduction a été le principal instrument de diffusion du savoir et d’évolution de l’humanité. C’est le canal par lequel transitent tous concepts, idées ou notions (voir la figure 1). C’est la traduction qui assure la diffusion la plus large de l’information, gage d’évolution et de démocratisation. Après la traduction vient l’éducation, qui enseigne ces mêmes concepts, idées ou notions, lesquels ont été conçus ou inventés dans les langues les plus diverses. Si, aujourd’hui, plus de 50 % des habitants de la planète vivent en démocratie, c’est que ce concept de gestion des peuples par eux-mêmes nous est parvenu par le truchement de la traduction et a été largement adopté. Comme cela a d'ailleurs été le cas de la psychanalyse, de la radio et des pâtes alimentaires et de toutes les innovations créées par l’être humain depuis le début des temps.
Or, le rythme de l’innovation, tout comme celui de la création d’information, crée une demande de traduction dépassant des milliers de fois l’offre professionnelle en traduction. Ce fossé entre l’offre et la demande ne cesse de croître. Cela pose un enjeu fondamental d’éthique aux professionnels de la traduction. Nous y reviendrons plus loin.

Dans l’intervalle, d’autres conclusions s’imposent :

  • Il n’y a pas de barrière linguistique, mais il existe bel et bien un goulot d’étranglement en traduction.
  • La traduction n’est ni un produit, ni une marchandise. Elle est un service, et d’abord et avant tout un service public.
  • Plus fondamental : pas de traduction, pas d’évolution ni de démocratisation.

Barabe
Figure 1. Enjeu d’éthique professionnelle

3.    Grandes tendances impactant la traduction

3.1  Immigration

Parmi les touristes qui se trouvaient en Indonésie lors du tsunami survenu en décembre 2004, certains étaient anglophones, mais beaucoup ne l'étaient pas, tout en étant en mesure de s'exprimer dans cette langue. Les autorités locales se sont heurtées à un obstacle inattendu lorsqu'elles ont voulu leur porter secours, car, en raison du traumatisme causé par la catastrophe naturelle, les touristes non anglophones avaient soudain été frappés d'une amnésie linguistique qui leur avait fait oublier tout l'anglais qu'ils connaissaient. Ce constat très important a été précieux aux autorités chinoises, qui, dans leur préparation en vue des Jeux olympiques de 2008, ont accru les services d'interprétation et de traduction dans les principaux centres d'aide touristique.

Il n'y aurait sur la planète qu'environ 200 millions d'immigrants. L'intégration de ces immigrants nécessite d'importants aménagements de la part des sociétés qui les accueillent. L'un de ces aménagements consiste à offrir des services de traduction et d'interprétation aux nouveaux arrivants, notamment pour leurs besoins médicaux et judiciaires et dans leurs relations avec l'administration publique. Ainsi, la ville de Toronto, considérée comme l'une des plus cosmopolites au monde, fonctionne en une multitude de langues en traduction comme en interprétation. Or, les experts affirment que le nombre d'immigrants pourrait atteindre 1,5 milliard d'ici le milieu du présent siècle.

L'effet sur la demande de traduction sera exponentiel. Il en sera de même pour la demande d’interprétation en milieu social, aussi appelée interprétation communautaire.

3.2  Les services

Au fur et à mesure que la production industrielle s’est déplacée vers les pays émergents, les pays occidentaux ont connu une tertiairisation de leurs économies. Les services, qui dans les années 1960 ne représentaient que 40 % de la consommation, dépassent aujourd’hui les 60 % (Cohen 2009). L'économie de ces mêmes pays émergents subira elle aussi à terme une tertiairisation, conséquence inévitable de la hausse du niveau de vie et de la création d'une classe moyenne. Ainsi, la classe moyenne gagnerait 70 millions de membres chaque année dans le monde. À mesure qu'un pays voit son économie se développer, le niveau de vie de sa population croît de façon marquée de même que la demande de services. La consommation en général augmente ; il en va de même de la consommation de traductions.

La croissance durable de l'économie mondiale passe par l'innovation. Grâce aux TIC (technologies d'information et de communication), il est maintenant possible de personnaliser la relation client/fournisseur. L’environnement technologique de la société numérique avancée d’aujourd’hui permet la création d’une économie fondée sur l’usage et sur une multiplication des transactions fortement localisées, donc hautement adaptées sur le plan culturel. Le terme « localisation », dans l'acception que lui donne l’industrie du même nom, prend ainsi tout son sens : adaptation aux cultures et aux langues locales. En outre, les technologies sont constamment raffinées de façon à permettre une meilleure satisfaction des besoins à la fois des individus et des sociétés.

Nous sommes en train de passer d'une économie principalement quantitative – production de masse – à une économie qualitative, c'est-à-dire à une production de masse personnalisée grâce aux TIC, qui permettent d'acquérir une connaissance intime du client. Tout cela aura un effet marqué sur la demande de traduction et de localisation et sur la nature de cette demande, qui deviendra sans cesse plus pointue et instantanée.

3.3  L'internet

En quinze ans, le nombre d'internautes est passé de quelques dizaines de milliers à plus de deux milliards (voir la figure 2). Aucun autre médium n'a connu une telle diffusion aussi rapidement. À mesure que l'accès à l'internet se démocratise, les langues se multiplient sur le web. Le fait que les noms de domaines pourront maintenant apparaître en caractères cyrilliques, chinois, arabes, coréens et dans une foule d'autres alphabets non latins contribuera à accroître la multilinguisation de l'internet. Certains estiment que le chinois dominera sur la toile d’ici deux à cinq ans tout au plus.

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Figure 2. Les langues et l’Internet

Nous nous trouvons aujourd'hui à l'aube du web 3.0. Le web 1.0, caractérisé par un enthousiasme marqué pour des technologies relativement peu perfectionnées, a modifié de fond en comble les attentes face à l'accès à l'information en facilitant la recherche. Le web 2.0, lui, a suscité une adoption massive des nouvelles technologies d'information et de communication et a permis la création de contenus par les usagers eux-mêmes de ces TIC, grâce à des sites comme Wikipédia, Facebook, YouTube, Twitter et bien d'autres. Le web 3.0, dans une économie de service, engendrera une interaction directe entre client et fournisseur de service ainsi qu'une meilleure satisfaction des besoins des individus par une plus grande prise en compte de leurs intérêts personnels. Le consommateur acceptera d'être sondé constamment en échange de produits et de services correspondant à ses exigences propres. Bref, nous assisterons à une personnalisation fine. Ou, en termes traductionnels, à une adaptation et à une localisation pointues.

L'effet sur la demande de traduction sera considérable. L’offre devra aussi s’adapter.

3.4  Les médias sociaux

À l’heure actuelle, on compte plus de cinq milliards de téléphones portables dans le monde, et ce chiffre devrait correspondre à celui de la population mondiale, soit plus de sept milliards, d’ici 2020. Nous sommes entrés de plain-pied dans l’ère de l’hyper-communication. L’influence des médias sociaux dans la génération de contenu est considérable. L’immédiateté et l’instantanéité sont les principales caractéristiques de ce type de contenu.

Les exemples foisonnent de cas où, dans le feu de leurs clavardages sur les médias sociaux, les auteurs de contenu se sont trouvés, ou se sont eux-mêmes placés, en situation délicate, faute de recul. Les politiques en savent quelque chose. Ces situations déplorables engagent la responsabilité des auteurs. Le traducteur de contenu de médias sociaux se trouvera au centre de l’action, certains diront de la tourmente, car ces médias appellent une traduction simultanée. Or, la simultanéité en traduction pose naturellement un défi que les technologies langagières ne peuvent contribuer à résoudre qu’en partie seulement.

La société s’accommode assez bien de l’imprécision relative qui accompagne forcément l’interprétation simultanée. Cela tient au fait que les paroles s’envolent, comme dit le dicton. Les écrits, eux, restent. Tout comme la traduction de ces écrits, quelles que soient les conditions dans lesquelles cette traduction est réalisée. Le contenu des médias sociaux étant produit « sur le coup », c’est-à-dire immédiatement et instantanément, la traduction de ce contenu doit se faire en quasi, voire en totale simultanéité. On peut douter de la tolérance de la société face à une traduction approximative, voire fautive du contenu des médias sociaux.

Cela ne signifie pas qu'une traduction approximative ne puisse convenir dans diverses circonstances, par exemple pour déchiffrer un menu ou pour avoir une idée générale de ce dont traite un site web. Il ne faut toutefois pas s'attendre à une généralisation de cette acceptation par la société. Ainsi, les messages transmis par un chef d’État sur les réseaux sociaux ne peuvent souffrir un rendu approximatif dans une autre langue. Accompagner une traduction simultanée d’une mise en garde concernant la qualité conviendra dans certains cas, mais pas dans tous.

Facebook nous offre une belle démonstration de traduction de qualité satisfaisante avec un recours minimal à des traducteurs professionnels. Cette compagnie a rapidement compris que la traduction était indispensable à sa croissance et à son entrée sur de nouveaux marchés. En raison de la nature du contenu sur ses sites, elle a décidé de limiter ses coûts de traduction en faisant appel à la collaboration de ses usagers – d’une façon fort ingénieuse -, car la traduction automatique n’offrait pas la qualité attendue. Très rapidement les usagers se sont montrés critiques à l’égard des traductions affichées, forçant Facebook à adopter diverses mesures destinées à améliorer la traduction collaborative, en introduisant une évaluation par les pairs par exemple. Facebook ne recourrait jamais à la traduction collaborative pour son plan d’affaires. Pour un document aussi important, elle ferait appel à un traducteur professionnel, qui n’aurait pas à produire sa traduction instantanément.

Bref, si les technologies langagières et la traduction collaborative contribueront à résoudre le problème de l’instantanéité, elles ne suffiront pas. Les traducteurs professionnels devront recourir massivement à la traduction à vue. La frontière entre traduction et interprétation s’en trouvera considérablement réduite.

3.5  Qualité

En matière de qualité de la traduction, deux thèses s’affrontent. Celle de la rapidité et de l’utilité, dont les partisans prônent le concept de la « qualité suffisante » en traduction, histoire d'en limiter le coût naturellement. Celle de la précision et de l’exactitude, dont les tenants militent en faveur d’une « qualité satisfaisante ». Les deux camps comptent leur lot de jusqu’au-boutistes. Chez les premiers, il y a ceux qui affirment qu’une traduction imparfaite vaut mieux qu’aucune traduction. Chez les seconds, il y a ceux pour qui hors la perfection point de salut.

C’est avec en toile de fond ce débat entre « qualité suffisante » et « qualité satisfaisante » que s’est opéré le compromis sur la traduction des brevets au sein de l’Union européenne. Pour réduire le coût de la traduction, vingt-cinq pays membres, à l’exception de l’Italie et de l’Espagne, ont accepté de ne produire les brevets européens qu’en français, anglais ou allemand et de faire appel à la traduction automatique si une traduction s’avère nécessaire. Il faut avoir traduit des brevets pour savoir que bien peu se prêtent à une traduction automatique en raison de leur contenu hyperspécialisé.

Toute la recherche effectuée dans le monde et toute l'innovation qui en découle visent principalement à améliorer la qualité de la vie (par exemple, grâce à de nouveaux traitements médicaux) ou à rendre plus performants des outils ou des processus divers (ordinateurs, conception, fabrication, etc.). Malgré tout, nous assistons à la promotion de la qualité suffisante. Comme si, à mesure que le savoir augmente en étendue et en profondeur, l'humanité était prête à se contenter de la médiocrité dans la communication de ce savoir. Outre le fait que ce concept soit teinté d'arrogance, car la qualité suffisante ne vaut essentiellement qu’en langues d’arrivée, il ne saurait convenir dans une foule de domaines, allant de la santé à la sécurité, en passant par la finance et le droit, pour n'en énumérer que quelques-uns. En fait, d'une façon générale, plus le domaine est pointu et plus la précision et l'exactitude sont de rigueur.

3.6  La traduction automatique (TA)

La traduction automatique est incontournable à l’ère de l’hyper-communication interlinguistique. Le contenu, on l’a vu, augmente à une vitesse phénoménale, sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Aucun ralentissement n’est à prévoir, maintenant que l’humanité s’est mise à l’heure des communications urbi et orbi. Déjà, chaque jour, l’outil de TA de Google génère plus que la production annuelle de tous les traducteurs professionnels réunis (Och 2012).

Comme nous l’avons dit, une information inaccessible est une information inutile. Aussi imparfaite soit-elle, la TA rend justement accessible l’information, d’où les tiraillements évoqués plus haut entre « qualité suffisante » et « qualité satisfaisante ». La TA permet la traduction dans des combinaisons linguistiques impensables jusqu’à aujourd’hui en raison de la faible demande (par exemple du vietnamien à l’urdu) et de l’absence d’offre professionnelle. Cela ouvre des horizons insoupçonnés encore récemment, pouvant mener à la disparition des lingua franca, ou plutôt au remplacement de celles-ci par la traduction automatique, qui, en quelque sorte, deviendrait la langue véhiculaire (Ostler 2010).

Cependant, toute médaille a son revers. Ainsi, un même document peut être traduit automatiquement d’abord du français à l’espagnol, ensuite de l’espagnol au vietnamien, puis du vietnamien à l’urdu, de l’urdu au swahili et ainsi de suite pour une quantité sans cesse croissante de combinaisons linguistiques. Chacune des traductions successives perdra considérablement en exactitude parce que produite à partir de la version TA précédente. Chacune se retrouvera dans la base de textes servant de fondement à la TA venant ainsi la corrompre et appauvrir les prochaines traductions. Pour limiter les dégâts, Google a commencé à restreindre l’usage de son outil de TA. La traduction automatique commence donc à être victime de son succès.

Elle ne disparaîtra pas pour autant. Elle est aujourd’hui devenue une réalité incontournable tant pour la population en général que pour les traducteurs professionnels. Qui plus est, nous croyons qu’elle ne menace nullement ces derniers. Au contraire, il y a tout lieu de croire que, plus il y aura de traduction automatique, plus la population comprendra les difficultés inhérentes à la profession de traducteur et plus les traducteurs professionnels se verront sollicités.

La traduction automatique modifie de fond en comble la façon de traduire. À mesure que la TA, couplée à la mémoire de traduction, intégrera les processus de travail, les traducteurs s’en serviront pour obtenir des pré-traductions, sur lesquelles ils poseront un jugement professionnel pour déterminer dans quelle mesure elles peuvent être utilisées, c’est-à-dire révisées ou adaptées. S’ensuivra une uniformité accrue, à laquelle – pour certains textes ou types de textes – s’ajouteront des gains significatifs de temps, donc de productivité, gains qu’ils voudront ou non transmettre à leurs clients. Le temps économisé pourra aussi être consacré, en totalité ou en partie, à l’amélioration de la traduction.

La TA aura également un impact majeur sur la façon dont est gérée et facturée la traduction. Sept critères servent à évaluer l’effort – et donc le temps – requis pour traduire un texte : le domaine et le sous-domaine du texte (par ex., juridique – droit de la mer ou droit commercial) ; le degré de spécialité (général, spécialisé, ultraspécialisé) ; les recherches terminologiques à effectuer ; les recherches documentaires à faire ; le délai imparti ; le contrôle de la qualité nécessaire ; la longueur du texte. Cette dernière s’exprime en pages, en lignes, en mots ou en caractères. Ces sept critères forment un tout que nous appelons indicateur d’effort. Les professionnels les appliquent tous pour planifier leur charge de travail et pour déterminer le tarif à facturer. Les clients, eux, n’en retiennent qu’un seul, la longueur, la plupart du temps exprimée en mots. Or, les technologies langagières, y compris la TA, permettent d’économiser du temps et non des mots. Elles ne compriment pas la longueur d’un texte, mais contribuent à réduire le temps requis pour sa traduction. Le critère de longueur, qui revêt un caractère purement indicatif pour le professionnel mais absolu pour le client, devient donc caduc.

La profession a réagi aux mémoires de traduction en appliquant des réductions de tarif selon qu’il existe de la correspondance exacte ou floue dans les textes. Par exemple, les passages comportant de la correspondance exacte peuvent être facturés à 30 % du tarif (ou à un autre pourcentage), ceux avec de la correspondance floue à 60 % du tarif. Il est toutefois fort peu probable que semblable procédure puisse s’appliquer en TA en raison de la qualité aléatoire qui en sort. À l’usage, il sera sans doute possible d’établir un indice de fiabilité moyen – donc un gain moyen de productivité – de la TA par types de textes (par exemple, communiqués, discours, brochures d’information, rapports financiers ou scientifiques), mais il sera impossible d’appliquer cet indice moyen à un texte en particulier à l’intérieur d’un même type, à moins que chaque texte de ce même type fasse l’objet d’une rédaction dirigée serrée. Seul le temps réellement consacré à la traduction d’un texte particulier pourra permettre de déterminer les gains qu’il aura été possible de réaliser grâce à la pré-traduction fournie par la TA. La facturation au mot ou au caractère ne convient donc plus, si tant est qu’elle ait convenu un jour. TAUS l’a d’ailleurs bien compris lorsqu’elle parle de contenu dynamique et qu’elle affirme que « le nouveau contenu est fait de bribes et de fragments et requiert une attention soutenue. Les modèles d’affaires et de traduction doivent être adaptés à cette nouvelle réalité. La facturation au mot pourrait donc ne plus convenir » [« New content comes in chunks and bits and requires continuous attention. Business and translation models need to adapt to this new reality. One outcome is that a word-based pricing model may no longer be relevant. »] (van der Meer et al. 2012)3.

En l’absence d’un indicateur d’effort fiable, les donneurs d’ouvrage ne seront plus en mesure de prévoir avec une certitude relative le temps à consacrer à la traduction d’un texte à l’aide de la TA. Il est plus que probable qu’ils ne confieront à des fournisseurs de service de traduction que les textes pour lesquels ils sauront que la TA n’est d’aucune utilité. Ils conserveront les autres à l’interne, parce qu’il sera plus facile pour eux de les gérer et surtout de bénéficier des gains de productivité. En d’autres termes, les textes les plus rentables seront traduits à l’interne, les textes les moins rentables, à l’externe. Les tarifs des fournisseurs de service de traduction devraient donc être modulés en conséquence.

Les technologies langagières en général, et notamment la traduction automatique, modifient d’une façon fondamentale l’acte de traduire.

3.7  Réglementation

L'interdépendance des pays entraîne une normalisation et une réglementation accrues. C'est la vocation première d'organismes comme l'ISO et l'Organisation mondiale de la santé et l'une des premières missions de regroupements telle l'Union européenne. Qui plus est, les sociétés d'assurance incitent de plus en plus les gouvernements à légiférer pour offrir une meilleure protection des citoyens et des sociétés.

D'une façon générale, la clientèle de l'industrie de la traduction est déjà hautement réglementée. Ainsi, les clients appartenant au secteur public sont soumis aux lois nationales et internationales. En outre, ils font l'objet d'un examen attentif de la part des citoyens, des médias et des organismes de réglementation. Pour eux, sécurité et confidentialité priment, tout comme leur image publique.

Pour leur part, les clients du secteur privé sont eux aussi soumis aux lois et aux normes nationales et internationales, particulièrement s'ils exportent. Ils font l'objet d'un examen minutieux de la part des actionnaires, des commissions de valeurs mobilières et du monde des affaires. La protection de leur propriété intellectuelle est cruciale, tout comme leur image de marque.

L'industrie de la traduction, elle, ne fait l'objet d'aucune réglementation propre ni d'aucun examen particulier, exception faite des quelques compagnies qui sont cotées en bourse. Qui plus est, elle n'a établi aucune barrière à l'entrée : aucun diplôme de traduction n'est exigé, aucun agrément professionnel n'est obligatoire et les entreprises de traduction ne sont soumises à aucune norme. Les conséquences pour le client, lequel, faut-il le rappeler, n'est pas expert en traduction, sont inacceptables : choix du fournisseur de service par tâtonnements, qualité inégale, image et responsabilité juridique vulnérables. Or, la traduction ne peut échapper à la vague de fond de la normalisation et de la réglementation qui déferle sur le monde. Elle joue un rôle trop important dans l'économie mondiale et dans l'évolution de l'humanité pour demeurer en marge de cette tendance irréversible. Selon l'ISO, le marché exigera de plus en plus la certification des fournisseurs (ISO 2007). La norme CGSB au Canada, la norme CEN en Europe, celle de la Chine et d'autres en font d'ailleurs foi. Elles ne sont cependant pas d'application obligatoire et peinent à s'implanter.

Jusqu'à maintenant, fort peu de pays dans le monde ont réglementé, bien sommairement, la profession. Deux choix s'offrent donc à elle : prendre les devants et s'auto-réglementer ou attendre que les gouvernements la régissent.

Le traducteur est le seul professionnel à posséder un double mandat de protection du public. Le premier mandat, qu'il partage avec les professionnels de toutes les autres disciplines, est de protéger le client et le lecteur par une traduction de qualité (par exemple, la traduction de la posologie d'un médicament). Le second mandat consiste à protéger la société contre l'acculturation. Ce double rôle de protection est trop important pour échapper à toute réglementation.

3.8  Enjeu d’éthique professionnelle

« La quantité d’information circulant aujourd’hui est si énorme et le désir d’y accéder si vif qu’il est à peu près impossible de croire que seul un groupe de traducteurs professionnels traduisant de 300 à 400 mots impeccables à l’heure peuvent satisfaire à une telle demande » [« The quantity of information circulating today is so huge, and the eagerness to access it so urgent that it is almost impossible to think that only a group of qualified professionals producing flawless 300 to 400 words per hour can satisfy such a great demand. »] (Wolochwianski 2008: 38).

Le « groupe de traducteurs professionnels » en question ne compterait qu’environ 500 000 membres dans le monde entier et va en décroissant (les retraités n’ont même pas de relève en Occident). Il est donc totalement impossible pour eux de satisfaire à la demande actuelle et future. En effet, la demande actuelle est évaluée à 31,4 millions de dollars (Kelly, DePalma, et Stewart 2012). La demande réelle vaut des milliers de fois cette somme, car les professionnels ne traduiraient aujourd'hui que 0,5 % de la demande mondiale (DePalma et Kelly 2008). L'humanité est donc confrontée à un problème majeur d'offre qualifiée en traduction.

En fait, la demande de traduction double tous les trois à sept ans. En effet, selon diverses évaluations qui en sont faites par des organismes comme Common Sense Advisory, le taux d’augmentation annuelle de la demande oscillerait entre 5 % et 15 %. Cela n'est pas étranger au fait que le savoir humain doublerait actuellement tous les sept ans, comme nous l’avons dit plus haut, ce qui signifie qu’il aura doublé trois fois – composées – au cours des vingt prochaines années. Pour profiter pleinement à l'humanité, ce savoir devra inévitablement passer par l'artère vitale qu'est la traduction. Une artère qui a désespérément besoin d'une angioplastie et d'un tuteur. Cela posera des défis prodigieux aux professionnels de la traduction. Cela ne veut pas dire que la traduction doit être l'apanage des seuls traducteurs professionnels. Tout le monde fait de la comptabilité ; pourtant, bien peu de gens sont comptables professionnels.

En dépit du faible nombre de traducteurs professionnels, on fait trop souvent appel à eux pour traduire des textes insignifiants. Comme le disait H. Fenstermacher, Président de GALA4, à la conférence Le Monde de la traduction, « tout contenu n’est pas important ; seul le contenu important requiert une traduction de premier ordre » [« Not all content is premium. Only premium content requires premium translation effort. »] (Toronto, mai 2009).

La profession se trouve à un tournant de son histoire. Elle doit définir les textes qui nécessitent une intervention professionnelle et ceux qui peuvent s'en passer. Pour ce faire, elle a tout intérêt à s'aligner sur ce que la société valorise. D'ordinaire, la société réglemente ce à quoi elle accorde de la valeur. Par exemple, bien que tout le monde puisse faire de la comptabilité, comme nous le disions plus haut, la vérification comptable des entreprises est réservée par réglementation aux comptables agréés. Il serait logique que la traduction des rapports de ces vérifications comptables soit laissée à des professionnels de la traduction, lesquels possèdent une formation et une expérience pertinentes.

En même temps, la profession doit contribuer à réduire le coût général de la traduction pour faciliter la libre circulation de l'information et, partant, l'évolution et la démocratisation. Comme la demande de traduction se compose actuellement d’un mélange de textes importants et de textes qui ne le sont pas, à traduire essentiellement au même tarif, faut-il s’étonner que des traducteurs professionnels préfèrent traduire 3 000 à 4 000 mots par jour de notes d’ascenseur à 0,15 $/mot plutôt que 1 000 à 2 000 mots par jour de documents spécialisés ou techniques à 0,20 $ le mot ? Le prix de la traduction du contenu accessoire doit descendre, alors que celui du contenu important doit à tout le moins se maintenir, voire monter.

La solution passe par la traduction collaborative et par les technologies, lesquelles s’hybrident de plus en plus (Cohen 2009). On n’a qu’à penser aux biotechnologies ou, en traduction, à Google Goggles qui combine photographie numérique et traduction automatique, en photographiant un écrit, quel qu'il soit (menu, affiche, page de texte) et en le passant dans un logiciel de traduction automatique. Reconnaissance vocale, mémoire de traduction, traduction automatique, sous-titrage automatique, photographie, banques de terminologie s'imbriquent pour produire une pré-traduction et même dans certains cas une traduction définitive. Nécessité est mère d'invention. D'instinct l'humanité comprend qu'elle n'a d'autre choix pour assurer la libre circulation d'une information en croissance vertigineuse, sans quoi son évolution s'en trouvera gravement limitée. Et plus il y aura de traduction, plus le profil de la profession se trouvera rehaussé.

Il est cependant essentiel que le traducteur professionnel cesse de regarder la traduction collaborative et les technologies langagières avec un mélange de hauteur et d'appréhension. Elles ne sont pas là pour le remplacer, mais bien pour l'appuyer et pour aider la société. Parallèlement, les technologues langagiers oublient souvent que, au fur et à mesure que le savoir humain s'accroît, il se complexifie, de même que les concepts qui le sous-tendent. Les technologies langagières d'aujourd'hui et de demain ne pourront jamais traiter le savoir de pointe. Elles n'auront d'utilité que pour les savoirs de deuxième et de troisième ordres. Il se passera donc en traduction ce qui se passe déjà en médecine : les médecins se concentrent de plus en plus sur la médecine de pointe et laissent le reste au personnel de deuxième et de troisième lignes et même au malade. Il en sera ainsi des traducteurs professionnels.

Pour cela, trois changements fondamentaux s'imposent. D’abord, les traducteurs doivent définir le contenu important, lequel doit être traduit par un professionnel. Cela s’est fait dans toutes les professions. Il est grand temps que les traducteurs se mettent au diapason des autres professionnels. Ensuite, les traducteurs doivent devenir les moteurs de l’innovation en technologies langagières plutôt que d’être à la remorque de celles-ci. Ils doivent non seulement les utiliser, mais aussi participer activement à leur conception, comme le font depuis des années les médecins et les comptables face aux technologies médicales et aux logiciels de comptabilité. Enfin, les traducteurs doivent disposer de personnel d’appui professionnel. Ainsi, les para-juristes dans les cabinets juridiques rédigent une bonne part des opinions juridiques sous l’étroite supervision des avocats. Ils ne les signent pas naturellement, mais ils libèrent les avocats d’une charge de travail importante. Il en va de même des hygiénistes dentaires. Les traducteurs doivent pouvoir compter sur des para-langagiers. En traduction, seules deux fonctions ne peuvent être déléguées : le transfert et le contrôle de celui-ci. Toutes les autres (recherches terminologiques et documentaires, correction d’épreuves, formatage, etc.) devraient être confiées à du personnel d’appui professionnel.

4. Conclusion

La traduction joue un rôle vital sur les plans social et économique. Elle est le pivot de la diffusion de l’information et du savoir. Elle est aussi l’élément essentiel au commerce international. Et cela aujourd’hui plus que jamais. Cependant, la société l'ignore parce que, étrangement, les praticiens professionnels n'en sont pas pleinement conscients eux-mêmes. Du fait de cette méconnaissance de leur rôle et surtout de leur apport indispensable à la société, ils ne comprennent pas pleinement les responsabilités qui leur échoient. Au premier plan de ces responsabilités figure la nécessité de structurer la profession, c'est-à-dire de la normaliser par des codes de déontologie d'application obligatoire et de la réglementer par la définition des compétences requises pour l’exercer et par la détermination des actes à réserver aux seuls professionnels.

L'obligation qui incombe à tout spécialiste est de prendre les mesures nécessaires à l'intérêt de la société. Comme le disait Einstein, ceux qui ont le privilège de savoir ont le devoir d'agir.

Βibliographie

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Biographie

BarabeAprès des études spécialisées en traduction, Donald Barabé est entré au Bureau de la traduction du Gouvernement du Canada où il a exercé les fonctions de traducteur puis de réviseur. Par la suite, il a acquis une vaste expérience en gestion, notamment en dirigeant les services de traduction du ministère de la Justice et du ministère des Affaires étrangères du Canada. Les quelque dix dernières années de sa carrière, il a occupé le poste de Vice-président aux Services professionnels, et, à ce titre, était responsable des services de traduction assurés à l’ensemble des ministères et organismes du Gouvernement du Canada.

Monsieur Barabé est membre de l’Ordre des traducteurs, interprètes et terminologues agréés du Québec et a enseigné la traduction à l’École de traduction et d’interprétation de l’Université d’Ottawa pendant près de dix ans. Il a prononcé de nombreuses conférences sur la profession de traducteur. Il a également signé ou co-signé plusieurs articles sur la profession et son évolution.

donald.barabe@bell.net

Note 1:
En référence aux années 1945 à 1975, marquées par une très forte croissance économique et démographique en Occident.
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Note 2:
Umberto Eco : « La langue de l'Europe, c'est la traduction. »
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Note 3:
Toutes les traductions sont de l’auteur et sont des traductions libres de l’original.
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Note 4:
Globalisation and Localisation Association.
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