RSS feed

Traduire les médias dans une communauté de pratique virtuelle : 
Expérience du portail francophone le Courrier des Balkans
Translating media in a virtual community of practice:
The experience of the French-language news portal Le Courrier des Balkans

Jasmina Tatar Anđelić, Université du Monténégro 

ABSTRACT

This article analyses the translation practices and professional development of translators at Le Courrier des Balkans, a French-language news portal serving the Balkans, founded in 1998. The article begins by establishing that Le Courrier des Balkans corresponds to an online community of practice, offering its members a contextualized learning environment. It reports on findings from a questionnaire administered to members, which asked them to reflect on their contribution to the community of practice, on the evolution of their approach to translation and on their professional development. Findings from the research establish the significance of the issue of ethics to the translation practices of this community. This is explained, in part, by the fact that some community members are activists in their respective countries and take strongly activist positions, particularly in times of conflict. Findings from this research also indicate that members value this community of practice for the opportunities for professional development that it affords and the access to terminological and textual resources that it provides.

KEYWORDS

Translation, Courrier des Balkans, francophony, independent medias, virtual community of practice.

RÉSUMÉ

L’article analyse les pratiques traductologiques et le développement professionnel des traductrices et traducteurs du Courrier des Balkans, portail francophone des Balkans, fondé en 1998. Il établit que, selon les critères théoriques, le Courrier des Balkans correspond à une communauté de pratique virtuelle, offrant à ses membres un environnement d’apprentissage contextualisé. L’article rend compte des résultats d'un questionnaire soumis aux membres, leur demandant de réfléchir à leur contribution au sein de la communauté de pratique, à l'évolution de leur approche à la traduction et à leur développement professionnel. Les résultats de la recherche établissent l'importance de l'éthique pour les pratiques traductologiques de la communauté. Cela s'explique, en partie, par l’activisme de certains membres de la communauté dans leurs pays respectifs, notamment en temps de conflits. Les résultats de la recherche indiquent également que les membres apprécient les opportunités de perfectionnement professionnel ainsi que l'accès aux ressources terminologiques et textuelles offertes par la communauté de pratique.

MOTS-CLÉS

Traduction, le Courrier des Balkans, francophonie, médias indépendants, communauté de pratique virtuelle.


1. Introduction

Nous nous proposons d’analyser les apports traductologiques des échanges virtuels ainsi que l’évolution des connaissances et des approches professionnelles des traductrices et traducteurs du Courrier des Balkans, association qui gère le portail francophone des Balkans. Commençant par la description de l’association - son objectif, organisation et identification par rapport au contexte socio-politique et médiatique relatif aux Balkans occidentaux, nous démontrons que, selon les critères théoriques, le réseau international des collaboratrices et collaborateurs francophones du Courrier des Balkans correspond à une communauté de pratique virtuelle (Wenger-Trayner et Wenger-Trayner 2015), offrant à ses membres un environnement d’apprentissage contextualisé. Nous proposons une analyse du mode de fonctionnement de la communauté de pratique concernée, du partage des idées et de la coordination entre ses membres. Sur la base du questionnaire soumis aux correspondants et correspondantes du réseau dont nous faisons partie, nous analysons les différents profils et les apports de leur engagement sur le plan traductologique. Nous nous intéressons également aux questions éthiques et terminons par la présentation des « produits » additionnels à l’objectif premier de l’association. 

2. Le Courrier des Balkans - carte d’identité

Le Courrier des Balkans est une association créée en 1998 suite à l’expérience journalistique de ses fondateurs, Jean-Arnault Dérens et Sébastien Nouvel, dans les guerres post-yougoslaves. Après avoir connu la réalité de l’espace ex-yougoslave après la séparation de la Slovénie, la guerre pour l’indépendance de la Croatie, le conflit en Bosnie-Herzégovine et ses conséquences après l’Accord de Dayton, deux journalistes et correspondants de différents médias francophones (Le Monde diplomatique, Le Temps, Ouest-France, RFI) se rendent compte de la différence de la réalité sur le terrain : une réalité présentée par les médias généralistes de l’Europe occidentale d’une part, et celle de la majorité des médias locaux contrôlés par les régimes politiques en place de l’autre. Ils décident de créer un site qui permettra à la communauté francophone de découvrir les textes sur l’actualité régionale, publiés par des médias démocratiques et indépendants des Balkans. Ce projet associatif militant ayant pour objectif l’information du public occidental et le soutien au journalisme professionnel et indépendant dans les Balkans, a débuté grâce aux connaissances personnelles avec des confrères balkaniques et aux relations avec les ONG locales protégeant les droits des minorités et le multiculturalisme. La réalisation du projet commence avec deux traductrices monténégrines partageant ces valeurs, Jasmina Tatar et Persa Aligrudić, qui acceptent de s’engager et de traduire les articles des médias indépendants de l’espace linguistique serbo-croate (Bosnie-Herzégovine, Croatie, Serbie-et-Monténégro). Le réseau de correspondants s’élargit rapidement et recrute de nouveaux collaborateurs et collaboratrices parmi les francophones qui maîtrisent les langues des Balkans (albanais, bosniaque, croate, monténégrin ou serbe) ou les albanophones et serbo-croatophones natifs maîtrisant le français. Le site web du Courrier des Balkans est alimenté en continuité de traductions et d’articles éditoriaux des rédacteurs. Média engagé et antinationaliste, il met à disposition du public francophone des articles sur l’actualité politique, mais aussi sur des questions sociales, économiques et écologiques, sur l’égalité des genres et les droits des minorités. En s’intéressant à l’adhésion des pays des Balkans occidentaux à l’Union européenne, il informe sur les dossiers qui pèsent sur l’avenir européen de la région, comme la construction de l’État de droit, la corruption ou le crime organisé. Les traducteurs et les traductrices, pour la plupart installés dans la région, sont libres de proposer les sujets et de consulter avec les rédacteurs en chef sur les thèmes, les dossiers et les questions de terminologie adoptée, la seule condition étant que les textes proviennent de médias indépendants avec lesquelles l’association a des coopérations formalisées. La couverture géographique s’est progressivement étendue parallèlement à l’élargissement du réseau : en dehors de l’Albanie et des pays issus de l’ex-Yougoslavie (Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine, Serbie, Monténégro, Kosovo, Macédoine du Nord) le site couvre la Bulgarie, la Roumanie, la Moldavie, la Grèce et la Turquie. Son réseau actuel compte une vingtaine de traducteurs et traductrices, correspondants et correspondantes, qui travaillent en quatorze langues avec un haut degré de réactivité à l’actualité balkanique. Avec l’élargissement du réseau et de la couverture géographique, la nature de l’activité du Courrier des Balkans a été progressivement enrichie sans en changer l’objectif premier. La traduction sur laquelle reposait le site de départ a été gardée, mais elle a partiellement cédé la place à l’adaptation et la rédaction d’articles, de reportages et d’entretiens réalisés par les correspondants. Le Courrier des Balkans se veut aujourd’hui la principale ressource sur l’Europe du Sud-Est en français, avec son bulletin d’information régional bi-hebdomadaire virtuel gratuit qui est reçu par environ 6000 abonnés, ainsi que 150 000 pages consultées chaque mois sur le site (Le Courrier des Balkans 2021). Les contenus sont régulièrement repris par la presse internationale et les journalistes du Courrier des Balkans sont souvent sollicités en tant qu’experts de la région.

3. Une communauté de pratique virtuelle

Si la traduction n’est pas l’objectif premier de l’association, elle a longtemps représenté la clé de la réalisation de son objectif. Faire connaître, en langue française, les informations et les analyses publiées par les médias balkaniques, en s’appuyant sur un réseau régional de traductrices et de traducteurs dispersés dans les différents pays de la région concernée et à travers l’Europe, n’aurait pas été possible sans la création d’une communauté virtuelle. Ayant en vue la couverture géographique et la situation des membres du réseau ainsi que leurs modes de vie respectives, la vie de l’association a été développée sur Internet, avec des rares rencontres directes entre les membres lors des missions journalistiques des rédacteurs en chef ou lors de l’organisation d’évènements culturels et/ou de  séminaires par l’association en France ou dans les Balkans (séminaires de l’association à Novi Pazar en 2009, Gračanica en 2019, assemblées annuelles à Paris, rencontres autour du Salon du livre des Balkans etc.). Il est évident que la traduction est un phénomène social : la capacité de communication écrite hautement développée fait que les traductrices et traducteurs sont d’excellents communicateurs. L’utilisation des technologies numériques est d’une grande importance pour leur efficacité qui, non seulement dépend des bonnes relations avec les clients et le respect des délais convenus, mais augmente grâce à l’interaction entre collègues traductrices et traducteurs qui crée un effet de synergie, comme l’indiquent Risku et Dickinson (2017: 58). Le Courrier des Balkans est une communauté virtuelle qui encourage ce genre d’interaction pour répondre aux besoins des lecteurs et assurer la longévité du projet. Dans ce contexte, son caractère non lucratif contribue au dynamisme du groupe et à l’établissement des rapports de confiance. 

Etienne et Beverly Wenger-Trayner (Wenger-Trayner et Wenger-Trayner 2015) définissent les communautés de pratique comme « groupes de personnes qui partagent la même préoccupation ou passion pour ce qu’elles font et qui apprennent comment mieux faire grâce à une interaction régulière ». Le Courrier des Balkans correspond à cette définition générale, puisqu’en plus des co-fondateurs et des rédacteurs en chef, tous les membres de la communauté virtuelle partagent: a) la même préoccupation pour l’avenir démocratique et la liberté des médias dans des Balkans et b) sont d’accord que l’interaction dans le cadre de l’association a permis d’augmenter la qualité du travail commun et les progrès de chacun sur le plan professionnel (v. les réponses au questionnaire).

Selon les mêmes auteurs (Wenger-Trayner et Wenger-Trayner 2015), les conditions qu’une communauté de pratique doit satisfaire sont le domaine, la communauté et la pratique. Le domaine représente une identité distincte, un partage de compétences qui distingue les membres de ceux qui ne le sont pas. Pour les membres du Courrier des Balkans, le domaine est précisément délimité : il couvre plusieurs dénominateurs communs comme la francophonie, la connaissance des langues et des identités (nationales, sociales, politiques, culturelles) des Balkans et l’activisme pro-démocratique. Le réseau étudié satisfait le critère de la communauté qui sous-entend une entraide mutuelle des membres, la discussion et le partage d’information. Comme nous l’avons évoqué plus haut, le choix des sujets, la terminologie et les différents projets font l’objet de consultations et parfois même de vifs débats en ligne, en temps réel. A titre d’exemple, le sujet soulevé dans un pays de la région par un correspondant, est suivi par les autres dans les pays voisins et permet de créer les dossiers thématiques régionaux. Les traducteurs et les traductrices sont disponibles pour aider la résolution d’un dilemme linguistique en donnant leurs propositions, et les rédacteurs en chef sont ouverts aux suggestions des membres par rapport au choix des articles. Le troisième critère posé par le duo Wenger-Trayner est la pratique - les membres de la communauté sont des praticiens qui développent « un répertoire partagé de ressources » (expériences, histoires, outils, modalités de résolution des problèmes). Les auteurs indiquent que ce partage de pratique n’est pas obligatoirement conscient (D’Hayer 2012) et c’est exactement ce qui arrive à l’intérieur de la communauté du Courrier des Balkans. Comme la grande majorité des communications a lieu par la messagerie électronique de groupe (googlegroups.com), l’échange entre les membres sur un sujet déterminé est utile pour ceux qui rencontrent un problème similaire, qu’il concerne le fonds ou la forme des articles. Ainsi, les membres discutent souvent avec les rédacteurs sur l’adaptation des articles, les coupures exigées par les limites formelles de longueur en fonction du type d’article. Ces accords virtuels sont utiles aux autres membres du réseau dans leur activité. Le partage continue de la pratique et des expériences est une source d'acquisition des connaissances (Daele 2009). Sur la base des trois critères confirmés et la description de ses modalités de fonctionnement, nous pouvons conclure que le Courrier des Balkans est une communauté de pratique francophone virtuelle, permettant un apprentissage contextualisé. 

Il est à constater que le Courrier des Balkans correspond, par son mode de fonctionnement, au modèle des éléments-clés d’une communauté présenté sur le graphique de Risku et Dickinson (2017: 57).  


Image 1. Modèle des éléments-clés d’une communauté (Risku et Dickinson 2017: 57)

Selon le modèle ci-dessus, une communauté doit avoir un ou plusieurs fondateurs, une certaine forme de direction (leadership), un objectif commun (purpose) et doit être concentrée sur le contenu produit par ses membres (content). La communauté doit disposer d’une masse critique de membres répondant aux critères posés (identity/boundaries), établissant des relations (reputation/trust) et motivés à communiquer dans les formes standardisés (motivation/loyalty), en respectant les valeurs (standards/values). L’histoire (history) et le dynamisme (dynamics) de la communauté sont influencés par une formalisation qui repose sur les normes et les effets du réseau (network effects).

Conformément au modèle présenté, le Courrier des Balkans a des fondateurs et des modalités de direction définies (leadership) ainsi qu’un objectif commun (purpose), qui est d’informer sur l’actualité balkanique de façon indépendante. Son activité est concentrée sur le contenu produit par les membres du réseau (content), à savoir les textes traduits, adaptés ou rédigés et postés en ligne. Selon le modèle graphique de Risku et Dickinson, la communauté doit disposer d’une masse critique de membres répondant aux critères posés (identity/boundaries), établissant des relations (reputation/ trust) et motivés à communiquer dans les formes standardisés (motivation/loyalty), en respectant les valeurs (standards/values). Les correspondants et traducteurs du Courrier des Balkans partagent les valeurs démocratiques de la presse libre même si ce n’est pas chaque fois vu avec bienveillance par les autorités de leurs pays de résidence, et ils acceptent et pratiquent toutes et tous les règles de fonctionnement technique et éthique. Les règles de fonctionnement technique sont précisées encore lors de chaque mise à jour du site web car elles sous-entendent la procédure de soumission des articles en ligne et dépendent des moyens technologiques employés. Il en est de même pour les normes concernant la mise en page et la longueur du texte selon le type d’article, connues de tous et présentées à chaque nouveau membre de la communauté. En ce qui concerne l’éthique, le Courrier des Balkans ne dispose pas d’un code déontologique particulier, mais l’ensemble de la communauté adhère aux objectifs et valeurs de l’association, notamment le choix de médias professionnels et indépendants, le respect de l’intégralité de l’information originale ou l’impartialité de son traitement. Le modèle de Risku et Dickinson impose que l’histoire (history) et le dynamisme (dynamics) de la communauté soient influencés par une formalisation qui repose sur les normes et les effets du réseau (network effects). L’historique du Courrier des Balkans et sa longévité s’expliquent par le respect des règles formelles imposées par le fonctionnement, ainsi que des règles informelles relatives aux rapports préétablis entre les rédacteurs en chef et les correspondants.

4. Questionnaire et réponses

Nous nous intéressons aux profils des correspondants et correspondantes, traductrices et traducteurs, notamment leurs différents niveaux d’expérience, types de formation, motivations et valeurs. Dans la recherche de leurs points de convergence et de divergence, nous nous arrêtons sur la question de l’éthique dans la traduction, sachant qu’une grande partie des membres de cette communauté étaient et restent des journalistes, enseignants, ou activistes dans leurs pays respectifs, y compris en temps de conflits et de fortes tensions locales. Pour ce faire, nous nous appuyons sur une ébauche d’étude empirique basée sur le questionnaire soumis aux membres actuels du réseau. Ces informations ont été complétées, en fonction des besoins, par une série d’échanges par messagerie numérique rendant compte de leur perception de l’apport de la communauté de pratique à l’évolution de leur approche à la traduction et de leurs connaissances professionnelles. L’objectif principal de ces conversations était de clarifier ou d’approfondir les réponses données aux questionnaires. Toutes les questions et les réponses aussi bien du questionnaire que de la messagerie électronique ont été écrites en français, la seule langue commune de tous les membres de la communauté. 

Notre questionnaire a été rempli par 19 des 24 membres actifs (80%) de la communauté de pratique étudiée. Il contient quatre groupes de questions visant à identifier les membres du réseau, leur sentiment d’appartenance à la communauté de pratique, leur compréhension du phénomène de la traduction et les produits extérieurs à l’objectif premier du Courrier des Balkans

4.1. Identité 

Le premier groupe de questions s’intéresse à l’identité des membres du groupe, leur âge, formation, profession, lieu d’origine et de résidence, langues de travail, durée de l’expérience professionnelle, et le nombre d’années d'appartenance et type d’activité au sein de la communauté. Lors de l’envoi du questionnaire, tous les membres ont été informés des objectifs de l’étude et du respect de leur vie privée consistant en la protection de leur identité, qui ne sert qu’à la distinction personnelle de l’enquêteur. 

La tranche d’âge des membres de la communauté varie entre 29 et 79 ans, avec une moyenne de 43 ans. Quant au type de formation, Courrier des Balkans réunit huit membres qui n’ont pas de formation linguistique, littéraire ou traductologique : ils sont diplômés en sciences politiques, journalisme, relations internationales, histoire, philosophie, droit ou anthropologie. Les autres membres enquêtés (11 sur 19) ont des diplômes de master en langue et littérature française, voire des doctorats en sciences du langage, complétés pour certains par des formations universitaires en communication, journalisme et projets interculturels. Parmi les professions indiquées, huit membres ont indiqué le journalisme. Sur neuf membres qui sont traductrices et traducteurs, trois sont en même temps enseignants de langue et deux sont journalistes. Deux personnes ont indiqué des engagements dans le cadre de divers projets culturels gouvernementaux ou non gouvernementaux. La durée de l’expérience professionnelle des membres varie entre cinq et 45 ans, tandis que la durée moyenne de leur activité au sein du Courrier des Balkans dépasse 10 ans (10,36). Cela démontre un fort attachement à la communauté et dépasse sept ans (7,26), même si on exclut un cofondateur et trois traductrices qui font partie de la communauté depuis ses débuts en 1998. L’image 2 présente la durée de fidélité au groupe par tranches d’âge.


Image 2. Nombre d’années au Courrier des Balkans

Les membres du réseau sont originaires de Belgique, France, Serbie, Kosovo, Macédoine du Nord, Monténégro, Slovénie et leurs langues maternelles sont français, albanais, macédonien, monténégrin, serbo-croate, serbe et slovène. Ils résident en Serbie, Slovénie, France, Roumanie, Macédoine du Nord, Monténégro, Grèce, Kosovo, Croatie, Belgique, Bosnie-Herzégovine, et Turquie et leurs langues de travail sont le français, slovène, anglais, roumain, BCMS, italien, grec, macédonien et albanais.


Image 3. Langues maternelles et langues de travail des membres


Image 4. Pays d’origine et de résidence des membres

Le premier groupe de questions se termine par le type d’activité au sein de la communauté et propose un choix entre traduction, adaptation, rédaction d’articles, blog, édition, comptabilité ou d’autres activités à préciser. 13 membres ont indiqué la traduction, dix l’adaptation, neuf l’écriture, trois l’édition et deux des activités comme réalisation d’infographies et gestion administrative, juridique et comptable de l’association. 

4.2. Sentiment d’appartenance à la communauté de pratique

L’objectif du deuxième groupe de questions était d’identifier le sentiment d’appartenance à la communauté, les motifs de l’engagement, les avantages et défis du travail d’équipe, et les apports professionnels et personnels pour chaque membre. Parmi les raisons de l’engagement indiquées, nous retrouvons l’ambition de faire du journalisme « professionnel, sans clichés multi-éthniques », « un véritable journalisme balkanique professionnel, humain et anti-fasciste ». La majorité des motivations portent sur l’adhésion au projet associatif indiqué dans le chapitre précédent. Il s’agit en outre du partage des valeurs définies comme solidarité ou « honnêteté intellectuelle ». Les réponses-types étaient « les valeurs et projet éditorial en accord avec mes propres principes » ou « la volonté d’apporter à la démocratisation des Balkans et leur avenir en UE ». Cet activisme qui se décline en besoin de faire parler des Balkans ou d’informer plus sur son pays est appuyé par une forte volonté d’apprendre, pour « ne pas rester indifférent devant la tragédie qui a déchiré l’ancienne Yougoslavie et avoir des éléments pour comprendre une situation complexe ».

Même si l’activisme est mis au premier plan, tout un groupe de réponses évoque les raisons du perfectionnement linguistique, comme « le besoin d’élargir mes connaissances dans plusieurs domaines de traduction »,  « relever le défi linguistique » ou « avoir une autre pratique de l’écriture », ce qui n’est pas étonnant compte tenu de la diversité des langues présentes dans la communauté. 

Finalement, parmi les raisons de l’engagement, nous retrouvons aussi celles plus personnelles, de nature financière, comme « avantage matériel », ou bien organisationnelles comme « la liberté de manœuvre » ou « l’organisation du travail au sein de la rédaction en accord avec mon mode de vie ». 

Nous avons demandé aux membres de la communauté d’identifier les avantages et les défis du travail d’équipe au sein du Courrier des Balkans. Le dynamisme de l’équipe, l’ambiance de tolérance et d’amitié, l’ouverture et la richesse des échanges ont été cités par la grande majorité des membres comme principaux avantages. En effet, les réponses recueillies confirment que les communautés de pratiques virtuelles permettent une « interactivité élevée entre les membres de l’équipe ». Il n’est pas sans importance d’y ajouter que quatre membres ont indiqué « l’organisation de séminaires », « les nouveaux projets communs » ou « la participation aux évènements » comme avantages du travail d’équipe. Nous y reconnaissons une volonté de rencontres en présentiel qu’une communauté virtuelle ne peut pas offrir. Cependant, l’exemple du Courrier des Balkans confirme que les communautés de pratique virtuelles offrent aux traducteurs une liberté et une autonomie nécessaires, définies par un membre comme « possibilité de s’organiser en fonction de ses autres activités professionnelles », tout en participant dans « la co-prise de décision » et en réalisant les progrès professionnels. C’est pourquoi un des avantages indiqués est l’avancée qualitative sur la base des expériences traductives et rédactionnelles des autres membres, qu’elles soient réussies ou non. La grande majorité des membres de la communauté indiquent aussi que le travail d’équipe leur permet une ouverture aux autres cultures et à la diversité de points de vue.  

Parmi les défis évoqués, les plus mentionnés sont ceux de coordination, de recherche de compromis et d’inégalité d’engagement des uns et des autres. Des problèmes tout à fait attendus pour les traducteurs qui travaillent en ligne ont été évoqués : la gestion du temps, la réactivité en cas d’actualité urgente à couvrir, la difficulté de répondre aux commandes en temps voulu, ainsi que le manque du temps pour les relectures. Une grande partie des commentaires concerne les défauts dus au fonctionnement virtuel de la communauté, voire une prise de conscience du manque de spontanéité causée par l’absence de contacts directs. Nous citerons le commentaire d’un membre qui résume ces préoccupations. Selon lui, « la communication à distance est logistiquement très lourde, grevant la spontanéité et la fluidité du travail ». Il y a « très peu d’échanges oraux, ouvrant la porte aux risques de malentendus ou de quiproquo, tant sur les commandes que sur les retours ». Il identifie aussi « une juxtaposition de situations personnelles très divergentes les unes des autres, rendant plus difficiles les travaux communs ». Un autre membre parle « des malentendus occasionnels dus à une communication rapide et limitée aux courriels ». À cela s’ajoute le côté matériel du travail sur internet, avec les défis comme celui « d’avoir toujours une connexion internet pour suivre l’actualité et pouvoir réagir rapidement ». Ces commentaires représentent le revers de la médaille de l’autonomie et de la liberté de manœuvres précédemment évoquées comme avantages. Même si le fonctionnement virtuel est une condition de l’existence de la communauté, ces réponses révèlent quelques effets négatifs pour le sentiment d’appartenance au groupe. Avec la distance, l’inégalité des engagements personnels et la réactivité sont plus difficiles à mesurer. 

Les apports de l’engagement au sein du Courrier des Balkans sur le plan professionnel que les membres ont identifié peuvent être divisés en trois catégories. La première porte sur l’ouverture de nouvelles opportunités professionnelles, à d’autres médias ou clients pour les traducteurs. Les réponses-types comme « épaississement de mon carnet d’adresses régional », « opportunité d’élargir mon réseau professionnel » ou « le CdB reste ma carte de visite et me donne une énorme légitimité professionnelle » et « une légitimité aux yeux d’interlocuteurs très divers (autorités, experts, artistes, activistes, journalistes, etc.) » indiquent que la rédaction et la traduction dans la communauté de pratique virtuelle peuvent représenter une référence et élargir le marché accessible à ses membres. Cela est très important sachant que la majorité des collaborateurs sont des agents free-lance. Plusieurs membres ont indiqué l’acquisition de nouvelles compétences, comme la prise d’initiative, la proactivité, « la découverte de l’univers des médias numériques et de la gestion d’une association ». La seconde catégorie des apports professionnels est liée aux performances du traducteur et du journaliste, à l’amélioration des compétences linguistiques, terminologiques ou interculturelles. Tous les membres enquêtés ont mentionné cet aspect dans leurs réponses, que ce soit l’amélioration de « la qualité de traduction », « perfectionnement du français », « connaissance du langage de la presse », « enrichissement du vocabulaire en deux langues », « professionnalisation quant à l’écriture de reportages », « travail sur la langue » ou «  amélioration sensible de mes compétences rédactionnelles ». On constate que les réseaux collaboratifs comme le Courrier des Balkans apportent une synergie qui permet un important progrès professionnel. 

En ce qui concerne les apports personnels de l’engagement au sein du Courrier des Balkans, les réponses recueillies présentent un consensus général sur le côté social, les amitiés, les contacts, ou les rencontres.  Les réponses comme « des expériences humaines extrêmement riches » ou « un superbe réseau de belles personnes, entières » démontrent le plaisir d’appartenir à une famille de pairs, ce qui augmente sans doute les performances professionnelles et explique la durée de l’engagement des uns et des autres. Une partie de réponses sur les apports personnels se recoupent avec la question précédente et concernent les compétences communicationnelles, « accès à une foule d’information que je ne pouvais pas trouver dans d’autres médias », « gain d’une référence sérieuse et de qualité » ou « l’approfondissement du travail de traduction ». Le fait que ces réponses soient classées sous les apports personnels s’explique par le type d’activité dans la communauté : les journalistes-rédacteurs considèrent l’acquis des connaissances traductives comme un élément important, mais secondaire à leur profession première et vice-versa, les traducteurs/traductrices trouvent que l’accès à l’information est un complément à leur métier. Ce constat nous amène à reposer la question du troisième critère de Wenger-Trayner et Wenger-Trayner (2015) portant sur la pratique ou le répertoire partagé quand il s’agit de l’existence d’une seule vision professionnelle de la traduction au sein de la communauté (Davier 2019). Ce dilemme est reconfirmé par certaines réponses sur la traduction répertoriées dans le chapitre suivant. 

4.3. Traduction

Nous avons posé aux membres de la communauté quatre questions portant sur la traduction proprement dite. Elles concernent la différence et les préférences personnelles entre la traduction et l’adaptation, les principaux dilemmes éthiques dans la traduction des médias, les progrès linguistiques et les problèmes interculturels rencontrés dans la traduction pour le Courrier des Balkans

Il est intéressant de voir que les réponses à ce groupe de questions partagent les membres en deux sous-groupes, conformément à leur type d’activité et de formation, reconfirmant l’utilité des identifications en début du questionnaire. La première question porte sur la différence entre une traduction et une adaptation et la préférence personnelle de chaque membre. Les personnes qui ont des formations linguistiques et travaillent exclusivement ou majoritairement comme traductrices/traducteurs font une différence claire entre la traduction et l’adaptation, résumée dans la réponse suivante : 

La traduction doit rester fidèle au texte original, quel que soit le style de l’auteur. L’adaptation est, comme son nom l’indique, un travail de réécriture, d’interprétation d’un texte soit pour le recontextualiser, soit pour le rendre plus compréhensible au lecteur, soit pour rendre le style de l’auteur plus accessible au lecteur etc. 

Toutes les traductrices/traducteurs témoignent d’une grande responsabilité envers le texte original et préfèrent la traduction. Cela s’explique par le souci du temps comme dans la réponse suivante : « Je préfère la traduction car c’est plus rapide, l’adaptation demande plus de temps et de réflexion pour paraphraser » ; ou par peur de l’infidélité, identifié dans : « Je préfère la traduction, ayant peur de m’éloigner trop du texte original » ; ou  même « l’adaptation permet plus de liberté de choix de vocabulaire, de formulation allant parfois à la réécriture au risque de trahir l’auteur ». Certains commentaires des traductrices/traducteurs touchent la problématique de l’interculturalité qui détermine la différence : 

Réaliser la traduction mot pour mot d’un article paru dans la presse régionale est une tâche qui frôle l’impossible. En ce sens, toute transposition destinée au lectorat francophone est avant tout une adaptation, à l’exception de certaines interviews de portée universelle ou d’articles visant clairement le lectorat étranger. 

Les membres de la communauté qui sont journalistes et font moins de traduction ont donné très peu de réponses sur la différence entre la traduction et l’adaptation, à part celle-ci, niant toute différence : « Fondamentalement pas de différence à mes yeux, la traduction (…) étant en soi une forme d’adaptation ». Ils préfèrent tous l’adaptation, ce qui s’explique par leur priorité professionnelle qui est le traitement de l’information. Voici une réponse explicative qui le confirme : 

Sauf le cas d’un texte d’auteur ayant des qualités particulières fortes, une adaptation sera toujours préférable. Un texte journalistique multiplie les références connues du lectorat de son pays de destination, il faut donc transposer le propos du texte dans un autre univers de références.

Les récentes recherches sur le rôle de la traduction en milieu journalistique affirment que les compétences langagières des journalistes en langue seconde influencent leur façon de sélectionner l’information. Cela mène à la représentation insuffisante des sources ou des acteurs sociaux dont ils ne maîtrisent pas la langue (Davier 2019). La majorité des journalistes du Courrier des Balkans qui sont locuteurs natifs du français connaissent une des langues des Balkans et sont obligés de passer par la traduction pour les autres. De plus, le fait que leur connaissance de la langue étrangère provienne souvent de la pratique du terrain et non pas des études linguistiques est indicatif de cette attitude interprétative envers le texte de départ et d’un certain manque de respect des traits textuels. Nous pourrions en déduire que même si la traduction représente le moyen principal du recueil des informations au Courrier des Balkans, les deux sous-groupes identifiés ne partagent pas toujours la même vision professionnelle de la traduction. L’analyse des réponses à la deuxième question concernant les principaux dilemmes éthiques de la traduction d’un texte journalistique reconfirme la différence d’approche entre les traductrices/traducteurs et les journalistes. Les premiers ont révélé le dilemme éthique qui est celui de marcher sur « la ligne fine entre la transposition du contenu et l’assaisonnement idéologique par le traducteur », renforcé par les témoignages comme le risque de « censurer des parties qui ne plaisent pas », de « traduire un discours avec lequel je ne suis pas d’accord et qui touche ma vie quotidienne dans les Balkans - trancher entre l’activisme et la neutralité » ou « accepter ou refuser pour des raisons éthiques de traduire un texte journalistique ». Ces éléments sont attendus des professionnels, notamment dans le contexte donné, où la grande partie des membres de la communauté sont aussi activistes dans leurs sociétés. Les réponses des traducteurs portent également sur la difficulté à respecter les consignes formelles de la communauté leur imposant les coupes du texte original pour respecter la longueur prescrite des articles publiés. Voici leurs questions indiquant que le choix des coupes relève aussi du domaine éthique : « Comment préserver l’essence d’un texte, sachant que celui-ci doit être synthétisé et sa taille diminuée pour être compréhensible du public-cible ? » Les dilemmes portent également sur les adaptations, ce qui explique leur préférence générale des traductions dans le paragraphe précédent. Le choix des faits à maintenir dans un texte adapté contre ceux à exclure, semble être une préoccupation majeure. Les traductrices/traducteurs sont également sensibles au poids éthique de la terminologie, indiquant « les choix terminologiques (notamment pour des sujets sensibles et des propos très nuancés), les euphémismes, les raccourcis et les omissions » ou « l’importance du choix des termes utilisés (notamment les synonymes) pour une totale neutralité envers le sujet traité ». 

Les journalistes membres de la communauté virtuelle du Courrier des Balkans sont bien moins sensibles aux dilemmes éthiques textuels évoqués par les traducteurs. « Il s'agit à mon sens surtout d'adapter des problématiques très locales à un public étranger pas forcément très renseigné. Il faut donc parfois procéder à des coupes et à des simplifications », dit un des journalistes, et son collègue ajoute : 

Il ne faut pas trahir le sens ni l’intention du texte de départ, mais ensuite, à mes yeux, tout ou presque est permis. On trahit davantage un texte en en faisant une traduction linéaire et incompréhensible qu’en l’adaptant au public de destination de la version française.

La troisième question porte sur les progrès linguistiques en langue maternelle ou en langue étrangère apportés par l’engagement dans la communauté. Nous avons aussi proposé une liste non exhaustive des progrès possibles comme le registre journalistique, la terminologie, les connaissances syntaxiques ou orthographiques et l’organisation du texte écrit. À part la réponse négative d’un journaliste qui travaille exclusivement en français, tous les membres ont confirmé des progrès terminologiques, syntaxiques ou orthographiques, dans les deux sens. Les traducteurs/traductrices ont plus cité des nouvelles connaissances du style journalistique, tandis que les journalistes faisant de la traduction ont insisté sur le développement du vocabulaire et de la syntaxe en langue étrangère. Un traducteur a témoigné aussi des pièges des interférences linguistiques en disant que « cette évolution ne s’est toutefois pas faite sans quelques inconvénients : la constante rédaction/traduction en français « artificialise » en partie mon expression littéraire et journalistique en serbe ». En d’autres termes, le perfectionnement linguistique dans les deux sens est un fait partagé au sein du Courrier des Balkans.

La dernière question relative à la traduction pour le Courrier des Balkans était de relever les problèmes interculturels majeurs rencontrés, comme la difficulté de traduire en français certains concepts, mots, expressions ou idées de la culture de départ. La grande majorité des réponses (13 sur 19) a confirmé la reconnaissance des défis interculturels, sans égard au type d’activité principale dans la communauté. Les traducteurs/traductrices ont été plus concrets, indiquant les éléments problématiques comme le langage familier serbe, la différence des concepts d’ethnie et de nationalité ou le vocabulaire institutionnel nécessitant une harmonisation. Les traducteurs/traductrices sont également très conscients de la lourdeur des explications, ajoutés en forme de notes en bas de page ou dans le texte : 

Il m’est arrivé d’ajouter une phrase ou deux pour situer un événement historique, pensant que tous les lecteurs francophones ne le connaissent pas forcément. En même temps, comme je suppose que la plupart des lecteurs sont des lecteurs avertis, c’était peut-être superflu. 

Les membres journalistes sont également sensibles à l’interculturel, sans pour autant entrer dans les détails du texte. Ils évoquent « les différences entre certaines notions, en raison des différents développements socio-historiques entre les pays de l’Europe occidentale et de l’Europe du Sud-Est » ou disent qu’il faut « faire des périphrases pour bien expliquer ».

4.4. Résultats additionnels 

Nous souhaitons présenter les possibles contributions de la traduction au sein du Courrier des Balkans autres que l’objectif de l’association, à savoir l’information par la traduction et l’écriture journalistique. Les archives du site couvrant tous les articles publiés depuis la création du site à nos jours et alimentés en continuité représentent des ressources informatives, terminologiques et textuelles précieuses pour la recherche en sciences humaines, et notamment la formation linguistique et traductologique. En effet, il est possible d’accéder non seulement aux traductions, mais aussi à la grande majorité des textes en langue source grâce aux liens des médias locaux sur le site du Courrier des Balkans. La comparaison du texte original et de sa version française, désignée comme traduction ou traduction/adaptation permet d’approfondir les études de la transposition du message et de l’éthique traductive. Les archives du Courrier des Balkans sont en même temps une source précieuse pour l’étude d’un problème sociolinguistique qui touche les traductrices et traducteurs de l’ex-Yougoslavie, à savoir le changement du statut du serbo-croate, ancienne langue officielle commune, transformée aujourd’hui en un système polycentrique à quatre langues officielles : le bosniaque, le croate, le monténégrin et le serbe. 

La cinquième partie du questionnaire était consacrée aux résultats extérieurs concrets qui proviennent ou s’appuient sur l’engagement des membres au sein de la communauté de pratique. Les membres ont eu à choisir entre des réponses proposées comme la publication d’articles, de livres ou de recueils d’articles, la participation à des évènements culturels ou émissions de télévision ou de radio, les missions de traduction/interprétariat ou les projets. Les membres ont dû identifier d’autres produits éventuels et les décrire. Sept personnes ont publié des articles extérieurs au site du Courrier des Balkans, basés sur leur expérience dans la communauté. Nous y retrouvons des contributions aux dossiers sur les Balkans dans des revues francophones ou régionales, des articles d’analyse pour la presse, des revues politiques ou géopolitiques francophones ainsi que de la recherche traductologique. Quant aux livres ou aux recueils d’articles, l’engagement dans la communauté du Courrier des Balkans a incité une activité de publication fertile de ses membres, qu’il s’agisse de livres d’auteur (Dérens 2000; Geslin et Dérens 2018; Kamberi 2019) ou de traductions en français sur les Balkans (Bjelica 2005; Young 2016). Dix membres ont confirmé que l’appartenance à la communauté de pratique étudiée leur a permis de participer, en tant que connaisseurs de la situation régionale, à des évènements culturels, des émissions radio ou télévisées, à la présentation de livres ou des conférences. Parmi les évènements cités, ils ont évoqué des interviews pour des radios locales ou régionales, invitations dans des émissions  télévisés de diffusion nationale ou internationale, de la modération ou de l’intervention dans des conférences de différentes structures (centres d'accueil de réfugiés, festivals de cinéma, de littérature, conférences sur les bâteaux de croisière etc.), participation à des salons du livre ou des festivals sur les Balkans (comme Balkan trafik ou Salon du livre des Balkans). Huit traductrices/traducteurs ont participé à des missions de traduction-interprétariat sur la recommandation du Courrier des Balkans ou grâce à la référence du correspondant du site. Ils citent des reportages thématiques écrits ou télévisés, traductions dans le domaine culturel, militaire, touristique, et juridique. Sept personnes ont indiqué leur participation à des projets de traduction, d’analyse ou d’écriture grâce aux références apportées par le Courrier des Balkans ou aux contacts dans la communauté. Sous la rubrique « autres résultats », les membres de la communauté ont indiqué des coopérations et engagements professionnels proches à leurs activités dans la communauté, soit par le sujet, soit par le type d’activité. Sont cités des coopérations avec d’autres sites similaires à celui du Courrier des Balkans (Osservatorio Balkani e Caucaso ou Le Courrier d’Europe centrale), des postes institutionnels et de diplomatie culturelle, de guide touristique ainsi que des « actions de coopération décentralisées en direction des Balkans ».

La fertilité de production externe à l’objectif premier de la communauté confirme que l’activité traduisante dans le cadre d’une communauté de pratique virtuelle représente une valeur ajoutée, aussi bien sur le plan du développement professionnel de ses acteurs que sur le plan de la mise en réseau avec le monde extérieur, notamment la clientèle et les chercheurs en traductologie. 

5. Conclusion

Conscients que la portée de notre étude ne permet pas des conclusions d’ordre général sur les apports traductologiques des communautés de pratique virtuelles, nous tenterons de synthétiser les réponses obtenues et de donner quelques orientations intéressantes pour de futures recherches sur les effets des échanges virtuels en traduction spécialisée. L’analyse des différents profils des membres nous a permis de constater que la communauté de pratique virtuelle étudiée a non seulement été favorable à l’évolution des connaissances et des approches professionnelles des traductrices/traducteurs, mais qu’elle a aussi été l’unique cadre possible pour le fonctionnement durable du projet. Les réponses des membres du réseau confirment que l’appartenance des traductrices/traducteurs à la communauté de pratique virtuelle leur a apporté des avancées personnelles et professionnelles leur aidant à interagir avec les membres de l’équipe tout en gardant une autonomie nécessaire. Cela a augmenté la qualité de leur travail de traduction, grâce au partage des expériences traductives et rédactionnelles des collègues. Les échanges ont contribué à une ouverture aux autres cultures, plus ou moins proches, tandis que des contacts et des références les ont rendus plus visibles sur le marché en leur ouvrant de nouvelles opportunités professionnelles.

La spécificité de ce réseau visant le journalisme engagé nous amène à conclure que la traduction y est aussi un engagement social, voire idéologique. La communauté de pratique étudiée permet aux traducteurs des pays des Balkans de vivre leur activisme en exerçant leur profession : s’engager pour son pays ou sa vision de l’avenir régional et faire connaître sa culture et les enjeux sociaux à la vaste communauté francophone. Sachant que la traductologie s’intéresse de plus en plus à la relation entre la traduction et l’idéologie (House 2016; House 2018), il serait intéressant d’étudier ce sujet dans le contexte des communautés de pratique virtuelles pour établir leur influence sur la gestion des implicites idéologiques. 

On constate que les attentes relatives au perfectionnement linguistique en langue étrangère présentes en début de l’engagement ont été réalisées pour l’ensemble de la communauté de pratique. Ces compétences linguistiques ont été enrichies par la terminologie en langue spécialisée dans les deux sens.

Il va sans dire que la flexibilité accordée par la communauté de pratique virtuelle implique quelques inconvénients qui rendent difficiles les travaux communs, comme des situations personnelles divergentes, le côté matériel et technique de la connexion et de l’échange en temps réel. En même temps, les membres du groupe confirment leur sens d’appartenance au groupe, mais indiquent cependant implicitement qu’il est plutôt renforcé à travers les rares rencontres directes que dans la coopération virtuelle. 

Il n’existe pas de préférences clairement formulées pour une théorie traductologique au sein du Courrier des Balkans. Les réponses sur la traduction révèlent que les approches théoriques sont plus proches de ceux qui en ont adopté les bases dans le cadre de la formation linguistique ou de l’expérience professionnelle précédente, à savoir les traductrices/traducteurs professionnels. Les journalistes qui font de la traduction dans la communauté sont plutôt centrés sur l’objectif d’informer et leur rapport au texte est fonctionnel. Nous pourrions en déduire que la fonctionnalité du texte est le dénominateur commun de l’activité traductive du Courrier des Balkans et que ses membres suivent de façon implicite les postulats de la théorie du Skopos, centrée sur le résultat, le translatum (Vermeer 2004: 227). En même temps, notons que la détrônisation du texte original en faveur des attentes culturelles du lecteur francophone prôné par cette théorie est partiellement compensée par le fait que le site du Courrier des Balkans permet l’accès à l’article original pour chaque article traduit ou adapté. Cette honnêteté permet d’analyser les deux textes et d’évaluer la qualité du travail de la traductrice/traducteur qui devient co-auteur du texte en français. La vérification reconfirme que deux groupes témoignent de rapports différents au texte original tout en respectant l’orientation fonctionnaliste générale. En d’autres termes, les traducteurs sont plus préoccupés par la fidélité au texte, tandis que la réflexion journaliste sur la traduction ne dépasse pas le souci du message et/ou éventuellement du ton. Cette différence reconfirme un écart par rapport au critère du répertoire partagé de la communauté de pratique et permet de conclure que les deux sous-groupes continuent de coopérer sans partager la même vision professionnelle de la traduction. Cela devient une évidence dans les réponses sur les coupes imposées par les règles formelles qui inquiètent tous les traducteurs/tradutrices mais aucun journaliste. Cependant, le fait que la terminologie est un sujet d’importance égale pour les deux groupes démontre que les communautés de pratique virtuelles qui utilisent la traduction pourraient offrir d’importantes ressources terminologiques spécialisées.

Notre étude démontre une autoévaluation positive générale des membres de la communauté concernant les progrès linguistiques apportés par leur engagement. La communauté de pratique a permis d’augmenter les capacités rédactionnelles et la connaissance du style journalistique en deux langues pour les traducteurs/traductrices, tandis que les journalistes confirment avoir acquis des capacités de traduction et un rapport plus proche au texte et à la transposition du sens. Si la sensibilité aux problématiques interculturelles dans la traduction était attendue pour les traductrices/traducteurs, les journalistes s’en sont rendus compte en traduisant et en se consultant au sein de la communauté. La conclusion qui s’impose est que l’application du filtre culturel en traduction a été implicitement adoptée par ses membres. 

Finalement, la synergie réalisée au sein de la communauté a entraîné une importante créativité extérieure à l’activité prévue, mais inspirée par celle-ci. Les livres d’auteurs, les traductions, la rédaction d’articles de recherche ou d’analyse, la participation à des projets et des missions externes sont des résultats concrets du partage et de la qualité professionnelle et relationnelle apportés par la traduction dans une communauté de pratique virtuelle.  

Bibliographie
  • Bjelica, Jelena (2005). Prostitution : esclavage des filles de l’est (tr. Persa Aligrudić et Jasna Tatar).Paris: Paris-Méditerranée.
  • Daele, Amaury (2009). “Les communautés de pratique.” Jean-Marie Barbier, Étienne Bourgeois, Gaëtane Chapelle et Jean-Claude Ruano-Borbalan(éd.) (2009). Encyclopédie de la formation. Paris: PUF, 721-730.
  • Davier, Lucile (2019). “Technological convergence threatening translation: The professional vision of francophone journalists in Canada.” Lucile Davier and Kyle Conway (éd.) (2019). Journalism and Translation in the Era of Convergence. Amsterdam/Philadelphia: John Benjamins, 177-207.
  • Dérens, Jean-Arnault (2000). Balkans : la crise. Paris: Gallimard.
  • D Hayer, Danielle (2012). “Public service interpreting and translation: Moving towards a (virtual) community of practice.” Meta 57(1), 235-247.
  • Geslin, Laurent and Jean-Arnault Dérens (2018). Là où se mêlent les eaux, des Balkans au Caucase, dans l Europe des confins. Paris: La Découverte.
  • House, Julianne (2016). Translation as Communication Across Languages and Cultures. London and New York: Routledge.
  • House, Julianne (2018). Translation: The Basics. London: Routledge.
  • Kamberi, Nerimane (2019). L’Hôtel Grand et autres reportages. Prishtine: Koha Epoka.
  • Le Courrier des Balkans (2021). Qui sommes-nous ? https://www.courrierdesbalkans.fr/qui-sommes-nous (consulté le 08 novembre 2021).
  • Risku, Hanna and Angela Dickinson (2017). “Translators as networkers: The role of virtual communities.” Hermes: Journal of Language and Communication in Business, 22(42), 49-70.
  • Vermeer, Hans J. (2004). “Skopos and commission in translational action.”Lawrence Venuti (éd.) (2004). The Translation Studies Reader. London: Routledge, 227-238.
  • Wenger-Trayner, Etienne and Beverly Wenger-Trayner (2015). Communities of Practice: A Brief Introduction. https://wenger-trayner.com/introduction-to-communities-of-practice/ (consulté le 15 novembre 2019). 
  • Young, Antonia (2016). Les vierges jurées d’Albanie (tr. Jacqueline Dérens). Paris: Non Lieu.
Sites Internet
Biography

Jasmina Tatar Anđelić is an Associate Professor at the University of Montenegro where she teaches modern French, syntax, translation and interpreting. She completed her PhD in Linguistics at the University of Strasbourg in 2010. She is a legal translator for French and an interpreter accredited by the EU institutions for Montenegrin, French and Italian. Her research focuses mainly on syntax and specialised translation.

E-mail: jtatar@ucg.ac.me