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Traduire des jeux vidéo thérapeutiques pour enfants : entre localisation et vulgarisation médicale
Translating therapeutic video games for children: between localisation and medical vulgarisation

Guillaume Jeanmaire, Université Korea, Séoul
Jeong-yeon Kim, Université Hankuk des études étrangères, Séoul

ABSTRACT

As part of an international medical project, therapeutic video games were co-translated into thirteen languages for children with asthma in collaboration with pneumopediatricians, pharmacists, medical interns, translators, and IT specialists. Translation of these games differs from that of commercial games: longer deadlines, direct translation without the English pivot, possibility of viewing the game (translation in context) and editing the source text. The present study discusses the translation strategies related to health issues for young recipients. The findings show that regular exchanges among collaborators helped the translators to choose between translation, localisation, globalisation (“reversed localisation”), or even “re-creation” appropriately. In addition to medical knowledge, the translators must acquire the registers specific to the players' world and the language codes of the target audience. They must utilise creativity and humor to maintain emotions for game players while integrating technical data specific to each country.

KEYWORDS

Translation of serious games, medical vulgarisation-translation, localisation, cocreation, interdisciplinary translation.

RÉSUMÉ

Dans le cadre d’un projet médical international, en collaboration avec des équipes de pneumo-pédiatres, pharmaciens, internes en médecine, traducteurs et informaticiens, nous avons co-traduit en treize langues des jeux vidéo destinés à des enfants asthmatiques. Les modalités de traduction de ces jeux thérapeutiques diffèrent de celles des jeux commerciaux : délais impartis plus longs, traduction directe sans le pivot de l’anglais, possibilité de visualiser ces jeux (traductions en contexte) et d’éditer le texte source. Nous présentons ici nos stratégies traductives spécifiques aux enjeux sanitaires pour de jeunes récepteurs, et montrons que des échanges réguliers entre collaborateurs ont conduit les traducteurs à choisir entre traduction, localisation, globalisation (« localisation inversée »), voire « re-création ». Outre les connaissances médicales, ceux-ci doivent acquérir les registres propres à l’univers des joueurs et les codes langagiers du public ciblé. Ils doivent faire preuve de créativité et d’humour pour entretenir l’émotion tout en intégrant des données techniques propres à chaque pays.

MOTS CLÉS

Traduction de serious games, traduction-vulgarisation médicale, localisation, co-création, traduction interdisciplinaire.

1. Introduction

Traduire un jeu vidéo « n’est pas un jeu d’enfant » (Merten 2009 : 141). Les aptitudes et connaissances des traducteurs doivent être multiples (Mangiron 2006, Dietz 2007). Il leur faut en effet, préserver l’aspect ludique (la ludology, Fernández Costales 2012 : 388) et l’expérience du joueur (la playability, Bernal-Merino 2018, Bernal-Merino 2020). Lorsque les enjeux sont éducatifs (serious games ou edutainment, Bernal-Merino 2015 : 18), et plus encore thérapeutiques, la tâche est plus ardue.

Dans le cadre d’un projet médical international de l’association Breathing Games1, en collaboration avec des équipes de pneumo-pédiatres, traducteurs et développeurs de jeux, nous avons co-traduit en diverses langues deux jeux sanitaires. L’objectif de ces jeux vise l’acquisition par de jeunes patients asthmatiques (âgés de 7 à 12 ans) de connaissances en santé respiratoire, leur adhésion au traitement et l’amélioration de leur autogestion de cette maladie chronique. Ces jeux, testés au Canada en 2019 (Silva et al. 2022, cf. section 3), le seront à nouveau à plus grande échelle en 2023, à l’aide de questionnaires proposés en amont puis à l’issue du jeu (pré-jeu, connaissances générales, post-jeu, expérience et connaissances) dans le cadre d’une étude internationale menée par des pneumo-pédiatres de quatre continents (Amérique, Europe, Afrique, Asie).

Après avoir présenté la genèse du projet, les enjeux, les singularités de la traduction des jeux vidéo et les modalités de travail propres à la traduction de ces jeux thérapeutiques, nous analyserons et illustrerons par quelques exemples représentatifs les difficultés rencontrées par les traducteurs, qui doivent faire preuve de créativité pour rendre les allusions socioculturelles, localiser ces jeux et simplifier les termes médicaux à destination de différents publics cibles.

2. Genèse et dimension internationale de ce projet

En 2019, lors de la venue en Corée du Sud de Fabio Balli, responsable du projet collaboratif Breathing Games, nous avons rejoint son équipe internationale, d’abord comme traducteur, puis comme membre officiel de l’association Breathing Games, coordinateur de l’ensemble des traductions. Nous avons ainsi supervisé toutes les traductions, proposé des corrections langagières, socio-culturelles, mais aussi recruté des traducteurs ou étudiants en master de traduction, des pneumo-pédiatres (d’abord en Corée, dans le CHU des universités Korea, Yeonsei et SNU, puis en Belgique, en Espagne, en Algérie, au Brésil, en Russie, en Turquie, au Vietnam et au Japon) afin que ces jeux soient testés auprès de jeunes patients asthmatiques dans les pays des langues traduites, en contactant directement des hôpitaux ou via les membres du GARD (Global Alliance against chronic Respiratory Diseases) dans les pays concernés.

Cette équipe est composée de pneumo-pédiatres, de cliniciens, de thérapeutes, d’étudiants en médecine, de graphistes, d’ingénieurs, de développeurs, de spécialistes des mécanismes respiratoires, de traducteurs, d’artistes visuels, de musiciens (pour les sons), de testeurs, etc. Rédigés en français au Canada, ces jeux ont d’abord été traduits en anglais, puis en italien et en coréen par nos soins. Enfin, nous avons étendu ce projet à d’autres langues. Seules les traductrices pneumo-pédiatres italiennes sont parties de la version anglaise (traduction-relais, double traduction via l’anglais comme langue pivot, comme c’est souvent le cas en TAV ou pour les jeux commerciaux à dimension internationale).

Pour ce projet international, nous avons décidé de mener une étude « pilote », avec un protocole commun à tous les pneumo-pédiatres soumis à un comité d’éthique, étude modulaire dans plusieurs pays, et d’approcher des fondations (notamment européennes) pour lever des fonds (environ 500.000 dollars). L’échantillon des jeunes patients testés étant réduit, un groupe contrôle ne semblait pas utile. En effet, seules des comparaisons intra-individuelles étaient envisageables, mesurant les connaissances des enfants avant et après avoir expérimenté un jeu. Les contextes diffèrent d’un pays à l’autre (en externe : chez soi sur ordinateur ou smartphone, en interne : en consultation, en hospitalisation ou encore à l’école en Syrie, pays en guerre). Des comparaisons entre pays n’avaient pas non plus de sens. Les pneumo-pédiatres canadiens ont par exemple choisi de tester ces jeux sur des enfants lors de leur premier contact avec la maladie en hospitalisation, non en consultation ni en autonomie à la maison. L’hôpital est un milieu où les jeunes patients en apprennent beaucoup plus sur leur pathologie et ses traitements, ce qui rend le jeu plus utile, qu’auprès d’enfants traités en ambulatoire, qui consultent régulièrement un pneumo-pédiatre. Inversement, en Corée, où seuls les patients dans un état très critique sont hospitalisés et donc peu nombreux, les médecins ont choisi le mode ambulatoire.

Par ailleurs, le système de santé, la prise en charge des patients, les contextes et conditions diffèrent d’un pays à l’autre. Pour les populations pauvres en Afrique, nous essayons de développer des applications sur mobile, et avons, dans cette optique, acheté des licences pour les intégrer au jeu (exportation sur mobile).

Sur les dix-sept jeux développés par l’association Breathing Games, nous avons traduit en treize langues2 Asthma Heroes et Asthmonautes, jeux individuels dont les connaissances seront prochainement intégrées à un jeu multi-joueurs (Rise).

3. Enjeux thérapeutiques

Pour éviter des coûts de développement exorbitants en passant par un CRC (Clinical Research Coordinator), nous avons sollicité les membres du GARD pour recruter des pneumo-pédiatres intéressés par les enjeux thérapeutiques de ce projet pilote. Ici, les enjeux étaient uniquement sanitaires et non comparables aux financements colossaux des développeurs des jeux grand public (Davidovici-Nora 2016 : 93).

Comme les objectifs sont ici médicaux, visant à aider de jeunes patients à acquérir des connaissances en santé respiratoire pour mieux autogérer leur maladie, les traducteurs doivent veiller à ne pas induire d’éléments de santé incorrects (ex : Je suis complètement soigné, je t’ouvre la prochaine zone. à Je me sens déjà mieux ! Je t’ouvre la prochaine zone.) et à recourir à des termes semblables à ceux employés en consultation (Balliu 2005 : 70-75).  Pour ce faire, nous les avons encouragés à consulter des blogs médicaux et des tutoriels (pour adultes et même pour enfants) en langue maternelle, avons sollicité pneumo-pédiatres et étudiants en médecine.

Les aptitudes des traducteurs de jeux vidéo sont multiples (multifaceted) à la frontière entre la traduction technique, la TAV (traduction audiovisuelle) et l’édition. Outre la créativité nécessaire pour restituer les nombreuses allusions culturelles (cf. infra), ils doivent connaître des termes techniques (militaires, historiques). Dans le cas des serious games, les traducteurs doivent se servir de termes spécialisés, ici ceux de la santé respiratoire. Ils doivent comprendre et connaître les mécanismes du jeu et ses outils afin de pouvoir sélectionner les stratégies les plus appropriées et, par conséquent, localiser le jeu. La localisation des serious games se situe dans un flou théorique, car ce n’est ni une traduction spécialisée à proprement dit, ni une pure localisation (Lachat 2016). Elle présente les défis de la localisation de jeux vidéo et de la traduction spécialisée (ici médicale) en même temps et constitue donc un processus complexe avec de nombreuses variables qui méritent leur place dans les études de traduction.

Selon Holtz et al. (2018 : 300), le cadre théorique sur lequel s’appuie le développement du jeu, l’implication des patients et des parents dans le développement comme le temps passé à jouer contribuent à l’amélioration de la santé des patients soignés pour maladies chroniques. Ainsi en 2019, lors d’une première étude pilote menée au CHU Saint-Justine de Montréal (Silva et al. 2022, les retours de jeunes patients et de leurs parents sur l’efficacité thérapeutique et éducative de ces jeux en santé respiratoire avaient été prometteurs. Ils avaient cependant révélé, en certains passages du jeu Asthma Heroes, une trop forte densité d'informations à assimiler par les enfants. Les données récoltées depuis 2020 montrent l'importance de répartir ces connaissances/éléments d’autogestion en sous-ensembles de séquences (mini-games).

4.1. Traductions intersémiotiques
4. Contraintes et spécificités de la traduction des jeux thérapeutiques pour enfants

Une particularité de la traduction des jeux vidéo est de veiller à une compréhension instantanée par le joueur, pour ne pas nuire à sa réactivité (immersion du joueur, Bernal-Merino 2015 : 112), en particulier pour les jeux de stratégie en temps réel (STR) comme StarCraft. Or, la concision favorise cette compréhension immédiate, ainsi que la fluidité ludique du jeu. À l’instar de la TAV, soumise à des contraintes de concision (taille de la fenêtre de l’interface-utilisateur), cette traduction doit être condensée et donc sélective (Maxwell-Chandler 2005 : 9, Bernal-Merino 2015 : 112) ; il est inutile de traduire les détails superflus, les informations perceptibles à l’image (ex :Tu peux commencer par prendre ta pompe qui est sur la table en dessous du point d’exclamation rougeà Prends ta pompe sur la table) et les résultats visibles (ex : Tu as trouvé ton sac !), ce que Torregrosa (1996 : 83) et Tomaszkiewicz (1993 : 264) appellent la « redondance verbale par rapport aux données visuelles. »

En effet, comme en TAV, la traduction est intersémiotique (signes verbaux transmis par le son : dialogues, monologues, signes non verbaux sonores : musique, etc. ; signes verbaux transmis visuellement : crédits, documents, lettres, enseignes ; et signes non verbaux transmis visuellement : gestes, kinésique, Díaz Cintas 2008 : 27-28). Pour cette raison, nous avons directement décrit les lieux (ex : C’est une usine de confection de barres de fer, des barres à tout faire ! à Usine de fer : des barres à tout faire !).

La première étude susmentionnée (Silva et al. 2022) nous avait conduits à apporter déjà quelques changements mineurs dans le texte source (réécriture du texte source). Elle avait également révélé une quantité trop importante de texte (en particulier pour Asthma Heroes) qui nuisait encore à sa fluidité. À titre d’exemple, la description suivante a été simplifiée comme suit :

La théophylline est un broncho-dilatateur qui fonctionne directement sur les muscles des voies respiratoires pour les relaxer. La théophylline est utilisée le soir, lorsque l’essoufflement nuit au sommeil ; elle peut aussi être utilisée régulièrement dans les cas d’asthme grave. La posologie de la théophylline peut être influencée par d’autres médicaments. Elle n’est pas couramment utilisée pour traiter les symptômes d’asthme.
La théophylline est un dilatateur des bronches qui relaxe les muscles des voies respiratoires. On l’utilise le soir, lorsque l’essoufflement nuit au sommeil ou dans les cas d’asthme sévère.
4.2. Traductions décontextualisées

Pour des raisons de confidentialité, contrairement à la TAV, la traduction d’un jeu s’opère généralement hors-contexte (Bernal-Merino 2015 : 111, 113-114), sans connaissance du jeu (avant qu’il ne soit finalisé, avant sa sortie). Alors qu’il s’agit d’une traduction intersémiotique, seul un script est fourni dans un simple tableur, sans images (Bernal-Merino 2020 : 305, Méjias-Climent 2022 : 94). Comme nous l’ont rapporté des traducteurs de jeux commerciaux, à défaut de pouvoir les visualiser, il est néanmoins possible pour les traducteurs de demander des confirmations en s’adressant aux développeurs, et de corriger leurs premières traductions « aveugles et sourdes ».

En raison de nombreuses répétitions et pour faciliter le travail des traducteurs, de nombreux éditeurs de jeux leur fournissent des outils de TAO comme Cats Cradle ou Trados Tag Editor (Bernal-Merino 2015 : 238, Mangiron 2017 : 88). Cette carence d’éléments contextuels pousse les joueurs à formuler leurs frustrations devant des traductions en décalage, à les stigmatiser dans des forums3. Au fil des rééditions, ce travail est un constant recommencement pour retraduire les parties modifiées (Mejías-Climent 2022 : 70).

Dans un premier temps, les jeux en version vidéo n’étant pas accessibles, au moment où nous avons commencé à les traduire en coréen, nous ne disposions que d’un fichier partagé en ligne sans illustration, ni cohérence narrative. Nos premières traductions étaient donc décontextualisées, réduites à un jeu de devinettes propice aux erreurs (‘error-prone guesswork exercise’, Bernal-Merino 2015 : 111, 113). Après plusieurs révisions, nous avons enfin pu visualiser les jeux, les simuler en français et en coréen et pris conscience de nos erreurs d'interprétation. À titre d’exemple, avant de visualiser le jeu, nous avions cru bon de traduire le mot « générique » par 일반의약품 (médicament générique) dans un contexte médical. Il s'agissait tout simplement de la liste des contributeurs du jeu (credits). La brièveté de séquences de texte affichées hors-contexte dans les cases d'un tableur, dans un registre spécifique, complexifiait la tâche des traducteurs (Bernal-Merino 2015 : 114). La simulation a également permis de comprendre que des affirmations que nous avions jugées incohérentes étaient des distracteurs pour un QCM. Enfin, il était difficile de juger si certains éléments étaient utiles ou superflus avant la simulation.

Nous avions la possibilité d’éditer le texte source, de corriger les coquilles et incohérences, dont certaines induisaient des erreurs médicales (Il est important […] de prendre le médicament de façon « irrégulière » au lieu de « régulière »), de simplifier les consignes pour les enfants, à condition de signaler ces simplifications par des codes de couleur. S’agissant en plus d’une version beta, puisque le jeu n’était pas encore finalisé, il subsistait de nombreux bugs, nous obligeant à reprendre maintes fois depuis le début, sans pouvoir intégrer nos multiples révisions ; il fallait en effet prendre en compte le temps de coordination et d’intégration des multiples versions révisées. Nous avons également signalé les passages absents du jeu (donc inutiles à traduire) et difficiles à comprendre, puisque décontextualisés.

4.3. Traduction collaborative et interdisciplinaire

Outre les enjeux sanitaires, cette traduction de jeux thérapeutiques se distingue de celle de jeux commerciaux aussi par des modalités de travail différentes : délais impartis plus longs4, possibilité de visionner le jeu et d’éditer le texte source (cf. supra), des contacts directs et réguliers non seulement entre développeurs, traducteurs, designers, etc. (Bernal-Merino 2020 : 303), mais aussi avec des médecins et spécialistes des mécanismes respiratoires, lors de colloques internationaux (game jams), ou depuis la pandémie par visioconférence (Balli 2021). Quant au nombre de mots à traduire, il diffère considérablement selon le type de jeu5 (8.413 pour Asthma Heroes et 7.885 pour Asthmonautes).

Pour la plupart des langues, cette traduction est le fruit d’une collaboration de plusieurs traducteurs, plus encore en persan (treize étudiants en master de traduction de l’université Allameh Tababa’i de Téhéran) et en coréen (une quarantaine). Dans le cas du coréen, par souci d’optimisation, dans le cadre d’un cours de traduction non littéraire, nous avons également demandé à nos étudiants de licence, master et doctorat de retraduire complètement ces jeux, sans consulter nos traductions, ce qui a encore permis des améliorations par des discussions constructives.

Cette co-traduction était multi-linguale. Certains traducteurs ont pu s’aider de traductions antérieures. Ainsi, les créativités dont ont fait preuve certains traducteurs ont pu être appliquées à d’autres langues. Des erreurs décelées dans les traductions lors de l’harmonisation ont permis de corriger des erreurs communes à toutes les langues. La visualisation d’une boîte de médicaments cylindrique en plastique (figure 2) a par exemple permis de corriger box en bottle.

Enfin, nous avons fait réviser nos traductions par des internes en médecine, et in fine par des pneumo-pédiatres natifs des pays concernés comme le recommande Karwacka (2014 : 290). Les médecins du GARD nous ont par exemple confirmé qu’en consultation les pédiatres employaient pour« chambre d’inhalation » ou « tube d’espacement » le terme anglais 스페이서(spacer) et non le terme savant 보조호흡기 (inhalateur de secours), et que pour parler d’allergènes à de jeunes patients, ils préféraient une périphrase explicative comme 알레르기를일으키는악당 (les méchants qui génèrent des allergies) au composé savant sino-coréen 항원 ou à 알레르겐, translittération inusitée.

Pour toutes ces raisons, cette traduction collaborative diffère de la pratique habituelle participative ou collective du crowdsourcing ou fansubbing (Jiménez-Crespo 2017 : 1-4) : elle est aussi interdisciplinaire, nécessitant le soutien de médecins, pharmaciens, étudiants en médecine, développeurs, qui doivent coordonner leurs efforts. En effet, traduire un texte médical ne se limite pas à « insérer des termes techniques dans une langue générale. Il faut surtout savoir enchaîner les termes techniques dans un discours cohérent qui reflète les usages du domaine. L’usage impose au traducteur médical d’utiliser le terme auquel le médecin recourt généralement » (Rouleau 2003 : 150).

4.4. Traductions des variables

Indépendamment des variables, lorsqu’on traduit d’une langue dépourvue de genre comme l’anglais, voire de nombre (souvent non marqué en coréen, japonais ou chinois) et d’article, l’absence de contexte engendre des ambiguïtés (Bernal-Merino 2015 : 147-152). Par exemple, du coréen vers l’anglais, dans le jeu Ragnarok (2002), 병사처치 (soldat(s) élimination) présente une ambigüité quant au nombre de soldats à éliminer. La présence de variables rend encore plus ardue la tâche des développeurs et des traducteurs (accords de genre et de nombre entre articles, pronoms, substantifs, adjectifs et verbes dans toutes les langues flexionnelles comme les langues romanes ou germaniques (Bernal-Merino 2020 : 305). Pour éviter de créer des énoncés agrammaticaux (Bernal-Merino 2015 : 148, 150), il faudrait tenir compte plus finement de ces variables qui diffèrent selon les langues. Une bonne coordination et une bonne communication s’imposent entre traducteurs et développeurs.

Lors de la traduction des jeux Asthma Heroes et Asthmonautes, selon que le joueur est une femme ou un homme, nous avons repéré un problème analogue d’accord de l’adjectif dans les langues romanes, slaves et sémitiques. Nous avons signalé ce problème aux développeurs du jeu, mais après consultation avec le porteur du projet, pour leur éviter l’ajout fastidieux et chronophage de variables, nous avons opté pour l’écriture inclusive dans ces langues, y compris en français dans le texte source.

Tu es définitivement prêt(e).
Sei decisamente pronto(a).

En coréen, les particules sujet et objet et le suffixe au vocatif diffèrent (allomorphes), selon que le mot qui précède se termine par une voyelle ou une consonne : {$PlayerName}-/ (en position sujet) ; {$PlayerName}-/ (en position objet) et -/ au vocatif. Pour y remédier, une solution consiste à compléter le nom du joueur par le suffixe honorifique -, cependant difficilement compatible avec le tutoiement de rigueur pour de jeunes récepteurs. Nos étudiants ont trouvé une solution en parfaite adéquation avec le contexte militaire du jeu, en le faisant suivre de대원 (membre d’une unité).

Langue source : Bonjour {$PlayerName}. Bienvenue dans les forces des héros de l’asthme !
Traduction 1 : {$PlayerName}/ 안녕? 천식히어로의 부대에 온 걸 환영해!
[{$PlayerName}-a/-ya Bonjour ! Bienvenue dans les forces des Héros de l’asthme !]
Traduction 2 : 좋은 아침이야, {$PlayerName} 대원! 천식 히어로 부대에 온 걸 환영해.
[Bon matin. {$PlayerName} membre d’une unité ! Bienvenue dans les forces des Héros de l’asthme]
4.5. Traduire pour un jeune public

Le jeu s’adressant à des enfants, nous avons majoritairement employé le tutoiement ou son équivalent en coréen, sauf dans les échanges avec certains personnages. Outre les premières simplifications susmentionnées, les traducteurs ont à leur tour effectué d’autres simplifications, adoptées dans les autres langues.

Dans la traduction de la terminologie médicale, les problèmes rencontrés sont multiples : différences de registre (langage technique versus langage courant), variations régionales, synonymie, entre autres. Le traducteur sera donc amené à adapter le texte selon les destinataires (Buysschaet 2021 : 66-67). Même si l’objectif premier est l’acquisition de connaissances médicales, il est possible de rendre le jeu plus ludique pour le public visé en remplaçant par exemple « inhalateur » par « pompe » ou « broncho-dilatateur » par « dilatateur des bronches », voire tout simplement par « pompe bleue ». La complexité des termes employés est due en partie à l’usage intentionnel des noms d’agents ou de molécules (« paracétamol »ou « acétaminophène », cf. section 5.5) afin de ne pas citer de marques déposées.

S’agissant en quelque sorte d’un texte de vulgarisation médicale, en vue de favoriser une meilleure compréhension de la maladie et ses conséquences auprès d’un jeune public, certains termes trop scientifiques ou spécialisés ont été simplifiés pour les rendre accessibles, pour contribuer à une écriture « efficace » et « adaptée » en visant une optimisation des échanges langagiers (Delavigne 2017 : 12-13). Ainsi, pour traduire « intolérants » (au lactose), 분해하지못하는 (qui ne peut pas dissocier) est devenu d’abord 흡수하지못하는 (qui ne peut pas absorber), puis소화하지못하는 (qui ne peut pas digérer).

Enfin, pour stimuler les jeunes patients et les aider à acquérir ces connaissances et à les appliquer pour leur traitement quotidien, nous avons valorisé les émotions et les encouragements.

La traduction-vulgarisation dans le domaine médical dépasse la seule problématique terminologique à laquelle on réduit souvent les traductions dites spécialisées. Elle est souvent centrée sur les malades, sujets avec leur culture, leur imaginaire, leurs émotions, leurs attentes, leurs besoins et objets d’attention, de diagnostic, de soins (Gambier 2019 : 52).

En coréen, nous avons notamment souvent ajouté des interjections comme ici, men-bung (mental + bungoe 붕괴 destruction du mental), interjection en vogue dans les codes langagiers familiers du jeune public.

Je les ai malheureusement laissé échapper par terre et c'est maintenant le chaos !
실수로 바닥에 떨어트렸어.아수라장이야. 멘붕이야!
[Je les ai malheureusement laissé échapper par terre. C’est le chaos. Menbung!]

Aujourd’hui, les jeunes ajoutent souvent un préfixe emphatique comme - (arme nucléaire, « hyper ») que nous avons fait suivre de 사이다 (soda, dans le sens de « cool »). Pour caractériser cette émotion, nous avons choisi ces néologismes adolescents et avons simplifié « méphistophélique » en « diabolique ».

Bon débarras, infernal et méphistophélique mucus !
핵사이다! 악마같은 점액같으니라구!
[Hyper cool ! Sale mucus diabolique !]

Dans les jeux vidéo pour enfants en Corée comme au Japon ou aux États-Unis, il est courant, par effet de mode, d’ajouter aux répliques des noms de personnages un suffixe onomatopéique. Les répliques d’un chat ont été complétées en fin de phrase par des onomatopées ニャン en japonais et - en coréen ou mieux en anglais, non sans une pointe d’humour, par Asthmeow.

Passez souvent l'aspirateur partout dans la chambre sans oublier sur la literie.
Vacuum frequently throughout your rooms, don’t forget your beddings too! Asthmeow!

Afin de transmettre des émotions au jeune public, les traducteurs doivent parfois faire preuve d’une réelle créativité langagière et connaître les registres propres à l’univers des joueurs. Ils doivent également avoir une connaissance approfondie de la culture et des codes langagiers et registres du public cible. Soucieux des attentes ludiques du jeune public, nous avons donc essayé d’ajouter en coréen une touche d’humour absente du texte source. Ainsi, nous avons rendu « À vos ordres, colonel !», par une expression anglaise en vogue : Ye sseol 예썰! (Yes Sir), à laquelle est associé un calembour publicitaire euphonique: 예썰! 칫솔! 마데카솔! Ye Sseol, chissol, Madecasol (Yes Sir ! Brosse à dents, Madecasol, équivalent de la fucidine).
                             

5. Localisation et créativité

Lorsque les développeurs conceptualisent un jeu et en rédigent les dialogues, ils n’ont pas toujours en tête ou sous-estiment les difficultés liées à sa localisation6 (Bernal-Merino 2015 : 200-201).

Pour conserver (au jeu) sa fonction ludique et ne pas nuire à la fluidité du jeu, de nombreux jeux font désormais l’objet d’une localisation (adaptation à la langue-culture d’accueil et au besoin du marché) visant à générer le même impact et la même réaction émotionnelle que sur les joueurs source. Afin de rendre les jeux de mots et nombreuses allusions culturelles (culture populaire), on demande autraducteur de faire preuve d’une grande compétence technique, d’une connaissance approfondie de la culture cible et d’une réelle créativité linguistique, mais aussi de posséder le sens de l’humour du public auquel il s’adresse.

Longtemps dénigrée, l’adaptation est souvent réduite à un pis-aller de la traduction. Mais, à l’instar de Bastin (1990) et Gouadec (2003), on pourrait prendre le contrepied de cette conception et considérer à l’inverse la traduction comme une forme d’adaptation.

Le localiseur/localisateur est le traducteur le plus abouti avec des compétences particulières (additionnelles) le rendant apte à la pratique spécifique de la localisation. Il connaît les matériaux particuliers qui font l’objet de la localisation, il maîtrise les environnements requis, il connaît et sait gérer des partenaires nouveaux et plus présents que dans les situations habituelles de traduction. (Gouadec, 2003 : 536)

L’adaptation est pour Bastin (1990) plus qu’une simple traduction, parce qu’elle « fait appel à davantage qu’une simple mise en relation de connaissances et qu’à une opération de reformulation. » Bastin (1990 : 58) définit l’adaptation comme « une traduction à laquelle vient s’ajouter une option, un choix de « re-créer » le vouloir-dire de l’auteur en fonction d’un nouvel acte de parole où le destinataire occupe la place privilégiée. » Nous nuancerions ce propos en ajoutant que la localisation de jeu vidéo offre la liberté de modifier particulièrement les éléments textuels du contenu narratif, mais que la situation n’est pas la même en ce qui concerne les contenus sonores. L’adaptation s’impose dans certains domaines notamment liés au marketing (à des fins d’export), dans les campagnes publicitaires, les BD et jeux vidéo localisés adaptés pour répondre aux attentes du public d’accueil. La localisation des jeux vidéo a même largement contribué à leur succès (Maxwell-Chandler et Deming-O’Malley 2012, Bernal-Merino 2015, Méndez González 2015) et le nombre de langues cibles s’est étendu aux langues de l’Asie orientale (mandarin, japonais, coréen) et même plus récemment à l’hindi, au russe et au portugais avec l’apparition de marchés émergents indien, russe et brésilien (Mangiron 2017 : 75).

Cette idée enrichit aussi la théorie du skopos, dans le sens où l’objectif n’est atteint que si le produit franchit les frontières du système de valeurs cibles. Le jeu vidéo est un objet social différent du livre et exige une prise en considération de son instantanéité par plusieurs publics cibles qui y auront tous accès simultanément. De même, l’adaptation correspond à un acte social dont le but est le skopos (Nord 1997).

5.1. Jeux de mots

Pour recréer les jeux de mots, les traducteurs ont dû redoubler d’inventivité (Fernández Cortales 2012 : 402), plus encore dans des langues asiatiques.

Cette barre de fer te permet de tout faire.
이 만능강철만 있다면 능력이 철철 흘러넘치지. 다 할수있..?
[Si tu as du fer qui peut tout faire, des aptitudes affluent cheol-cheol (à grands flots ; cheol signifie fer). Tu peux tout faire (avec en fin de phrase le suffixe -so 소 modifié en -soe 쇠 qui évoque l’acier)]
この鉄の棒があれば本当の鉄人にだってなれる
[Avec cette barre de tetsu (fer), tu peux devenir un véritable Tetsu-jin (Iron-man).]
بقضيبي الحديدي ستصبح رجل حديدي
[Avec ma barre de fer, tu peux devenir Iron-man]

Pour localiser ce calembour en coréen, nous avons eu recours à l’adverbe 철철 (cheol-cheol) qui signifie « abondamment » et qui redouble le son (cheol le fer) ; à cela nous avons ajouté en fin de phrase le suffixe - (so) modifié en - (soe) qui lui évoque l’acier. Une autre solution proposée par nos étudiants consistait à traduire  « tout faire » par철인, équivalent coréen de « Iron-man », solution adoptée en japonais et en arabe. Dans une autre réplique, ce même jeu de mot a été rendu par une expression idiomatique en coréen 얼굴에철판을깔다 (recouvrir son visage de fer, être audacieux).

C’est mon usine de confection de barres de fer, des barres à tout faire !
만능강철을 만드는 내 공장이네! 난 이걸로 얼굴에 철판을 깔았지!
[C’est mon usine de confection de fer tout-puissant, j’en ai recouvert mon visage !]
Questa è la mia fabbrica per la produzione di barre di ferro, di barre di ferro perfetto per fare tutto!
این کارخونهی منه جایی که آهن میسازم آهن همه فن حریف
[C’est mon usine de confection de “ahan hame fan harif”]

En persan et en italien, des jeux euphoniques (allitérations) compensent ce calembour : Ahan hame fan harif اهن همه فن حریف (barre de fer qui peut tout faire avec une allitération en h), ferro perfetto per fare tutto.

Comment restituer le ton sarcastique du personnage capitaliste Croco pour qui « il y a de l’argent à se faire avec les médocs », le développeur du jeu voulant critiquer les industries pharmaceutiques, alimentaires (antibiotiques) ? Pour traduire la réplique sarcastique « c’est cadeau », l’équipe iranienne a eu recours à une référence publicitaire locale en persan به همین سادگی، به همین خوشمزگی (c’est facile et délicieux !), soit un slogan publicitaire iranien d’une préparation dessert toute faite, suivi de l’expression ironique نوش جون (Bon appétit !).

Ce sont des antibiotiques. L’industrie alimentaire adore ce médicament. […]
Les traitements antibiotiques favorisent l'émergence de bactéries résistantes et dangereuses, qui peuvent se retrouver dans ton assiette. C'est cadeau.
اینا آنتیبیوتیکن صنایع غذایی عاشق این داروها هستن . درمان های آنتیبیوتیکی باعث به وجود آمدن باکتریهای مقاوم و خطرناکی میشه که ممکنه سر و کله شون توی بشقابت پیدا بشه . به همین سادگی به همین خوشمزگی ! نوش جون !
[Ce sont des antibiotiques. L’industrie alimentaire aime ce médicament. Les traitements antibiotiques entraînent des bactéries résistantes et dangereuses, il est possible qu’elles se retrouvent dans ton assiette. « C’est facile et délicieux ! ». Bon appétit !]
5.2. Idiotismes

Alors que la localisation d'un logiciel se concentre sur le respect des fonctionnalités, la localisation d'un jeu vidéo doit surtout préserver l'expérience vidéoludique. Le traducteur doit maîtriser différents niveaux de langue, le jargon propre au jeu, pouvoir transmettre les plaisanteries, les allusions et bien connaître les références à la culture en vogue. Une qualité essentielle du traducteur de jeux est sa créativité (Fernández Cortales 2012).

Il en a notamment fallu pour traduire les idiotismes. Par exemple, « poulœuf »,machine à remonter le temps en forme d’œuf, est devenu en japonais タイムエッグ (time-egg) ou en coréen째깍계란 (onomatopée du minuteur + œuf) ou eggy en anglais. Pour « bouillagounaise », mélange de cacao, beurre, etc., les localisateurs ont créé des mots-valises, par exemple en espagnol mezclayonesa (mezclar mélanger + mayonesa) et en coréen 마구-네즈 (n’importe comment + -naise), ou plus fidèle au code langagier du jeune public ciblé : 짭요네즈 ( expression jeune argotique de가짜 faux + -yonaise), restituant l’effet escompté, une réaction émotionnelle analogue sur le joueur coréen.

5.3. Noms des personnages

Comme dans de nombreux jeux vidéo, il a fallu localiser les noms des personnages, dont les traductions sont souvent « acclimatisantes » (Mangiron et O’Hagan 2006 : 17). Celles d’Asthmonautes ont également nécessité un surcroît de créativité. Au fil des versions, « M. Croco » est devenu Sir Crocs, Croc Boss, The Boss, pour finalement retenir Mr. Krocs, inspiré par Krusty krab de l’animé Sponge bob, personnage capitaliste ambitieux obsédé par les profits financiers comme M. Croco. La traductrice a remplacé le c par un k dans Croco pour souligner le claquement comme dans Krab.

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Figure 1 : Localisation des noms de personnages en fonction de leur physionomie ou attitude

Certaines localisations ont souligné la physionomie des personnages : Patas grandes pour Yeti et Chato (plat) en espagnol pour le nez camus de Pantin. Gloup, composé de 80% d’eau ayant « déjà fondu », est devenu en coréen 시럽 (sirop), Viscoso en portugais, مهلبية (Pudding) en arabe, ژلهای (de nature gélatineuse) en persan, 蓝莓冻 (gelée de bleuets) en mandarin, Azulón en espagnol (le personnage étant bleu comme l’eau) et Blob en anglais. Bambou a été localisé en persan en تپلی , appellatif affectueux désignant une femme bien en chair. Peluche a été rendu par چهل تیکه (patchwork) en persan, par مَلِك الرُّقَع (roi des lambeaux) en arabe, par 木乃娃 (poupée momie) en mandarin, et en anglais par Heartbon (en forme de cœur, heart, et portant un ruban, ribon), puis par Frannie, ce personnage évoquant Frankenstein. La localisation arabe de Pantin, جاكي الغامض (Jumping Jack, pantin articulé), جاكي translittération de jack + الغَامِض (sombre et sibyllin), reflète l'attitude et la physionomie du personnage.

D’autres traductions ont privilégié les caractéristiques psychologiques : Hibou est devenu Athy (diminutif d’Athéna), pour refléter son intelligence. S’en inspirant, les traducteurs iraniens et algériens ont opté pour جغد دانا (hibou sage) et الحَكِيمَةُ (sage et sereine), les hispanophones pour Ingenia et les lusophones pour Professor, et l’équipe sinophone 鹰博士 (Docteur Aigle). Avec Waru-wani ワルワニ (méchant crocodile), les traducteurs japonais ont renforcé la cruauté du personnage par une allitération. D’autres encore ont recouru à des onomatopées, idoines pour un jeune public (MewMew pour Cochat), à des appellatifs affecteux (Michi en espagnol,équivalent de Minou), à des hyponymes (pour Champi, Chiodino en italien,sorte de champignon,et en russe Мухоморыч, nom de la fausse oronge et d’un célèbre personnage dans les contes russes), ou encore à des diminutifs : قارچ کوچولو (Petit champignon) en persan ou Pilz-ele (champignon-diminutif familier et enfantin) en allemand.

Des personnages célèbres de la culture cible ont pu servir d’inspiration. Ainsi, CoChatestdevenu en russe котёнок по имени Гав, personnage populaire d’un animé russe d’apparence semblable, et en arabe باستيت (Bastet, déesse égyptienne aux traits félins). Yeti a été localisé en arabe en بعبوع , (version enfantine de بعبع , créature fantastique que les parents utilisent pour effrayer leurs enfants), en allemand en Schneewittchen (Blanche Neige), abrégé Schneewitt, et Gloup en japonais en ニョロリ, personnage de physionomie similaire de la bande dessinée finlandaise Moumines.

Enfin, certains ont créé des calembours. Champi est devenu Mushymaro, jeu de mot avec mushroom et Marshmallow ou en arabe فطري , signifiant à la fois « mon champignon » et « instinctif ». Pour traduire Bambouet Champi, les localisateurs japonais ont complété チク(Bambou 竹) de リン, suffixe courant des surnoms japonais désignant une forêt (林) et キノ (forme abrégée de 木の子 champignon) d’un autre suffixe affectueux -ppiッピ, clin d’œil au pi de champignon. L’usage des katakanas est plus adapté aux jeunes joueurs japonais qui ne maîtrisent pas la lecture en kanjis.

5.4. Différences de cultures et de générations

Outre les noms des personnages, nous avons également dû localiser d’autres éléments. Ainsi, nous avons substitué aux « pampas », propres à l’Amérique Centrale, le nom d’une autre plante susceptible dans les pays d’accueil de provoquer une crise d’asthme : il est par exemple devenu (herbes) en coréen.  

Je le ferai la prochaine fois. Pouvez-vous secourir mon amie ? Elle est inconsciente, au bout du champ de pampas.
다음부터는 그렇게 할께. 내 친구를 구해줘. 풀밭 속에서 의식을 잃고 쓰러져 있어.
[Je le ferai la prochaine fois. Va secourir mon ami. Elle est inconsciente dans les herbes hautes.]

Les différences sont culturelles mais aussi générationnelles : puisqu’aujourd’hui les ordonnances en Asie sont toutes informatisées, l’écriture « pattes de mouche », illisible des médecins (fait méconnu des jeunes récepteurs japonais ou coréens), a nécessité l’ajout d’une précision :

C'est une ordonnance médicale avec des instructions complètement illisibles.
者さんの字が汚くて、処方箋に何が書いてあるのか全く読めないわ。
[Comme le médecin écrit mal, je ne peux pas du tout lire ce qui est écrit sur l’ordonnance.]
의사가 악필이어서 읽을 수 없는 처방전이야.
[C’est une ordonnance illisible car le médecin écrit mal.]
5.5. Localisation inverse ou globalisation

La localisation s’est parfois révélée trop fastidieuse lorsque des éléments du texte source (rédigé au Canada et initialement testé sur des patients du CHU Saint-Justine de Montréal, Silva et al. 2022) étaient trop locaux. Ainsi, la mention dans le texte de statistiques canadiennes et de la référence à un site canadien nous a paru incongrue pour de jeunes patients d’autres pays. Nous avons alors parfois envisagé une alternative à la localisation : la « globalisation » pour universaliser des éléments propres à une culture (Cronin 2010 : 134-135), une pratique aussi appelée « reverse localisation » (Schäler 2001). Cette « localisation inverse » a permis dans les versions francophones d’Asthma Heroes, de contourner les québécismes anglicisants du développeur québécois (comme « bon matin » et « cellulaire ») et de les remplacer par d’universels « Bonjour » et « smartphone ». Inversement, le développeur français du jeu Asthmonautes avait eu recours au terme « paracétamol » (dénomination locale, française). En modifiant le texte de cette application open-source, nous avons pu imposer une dénomination commune internationale (DCI) : « acétaminophène ».

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Figure 2 : Exemple de globalisation

6. Contraintes socio-culturelles

À ces contraintes s’ajoutent d’autres difficultés d’ordre socio-culturel. Quand l’intrigue ou les images enfreignent les normes sociales, culturelles, éthiques ou politiques, il s’avère alors parfois nécessaire de modifier le jeu. Selon les cultures, les religions ou l'héritage historique, il peut être de bon sens de retoucher certaines représentations graphiques (sang verdi et suppression des svastikas ou croix gammées en Allemagne, Fernández Cortales 2012 : 403, êtres en flamme et représentations obscènes trop explicites masqués dans la version arabophone, Bernal-Merino 2020 : 309), modifier la gestuelle (ajout d’une touche d’humilité à des personnages terrifiants, Bernal-Merino 2020 : 303), la voix (fluette d’une jeune fille timide ne maîtrisant pas sa force dans la version japonaise, devenue plus grave et donnant de l’assurance au personnage dans l’adaptation nord-américaine, Mandiberg 2017 : 167), aseptiser le langage (lorsqu’il est violent ou déplacé, « non-friendly localisation language », par l’adaptation du niveau de langue trop cru d’un jeu américain, l’adoucissement des jurons en donnant un peu de variété aux multiples sh*ts), gommer les éléments anti-religieux (élimination de références à des dieux fantaisistes, offensantes dans les pays musulmans, Bernal-Merino 2020 : 309), politiques (Fernández Cortales 2012 : 404), ou de tout point de vue culturellement subversif (ex. transgenre, Di Marco 2007), nécessitant parfois de changer l’intrigue même. Des altérations mineures ou majeures, comme la modification voire la suppression de répliques, et le changement de personnalité des personnages peuvent s’opérer en dépit des réclamations dans les forums de la communauté des joueurs (Mandiberg 2017 : 165). La caricature d’un personnage asiatique, coiffé de ramen, de sushis et de baguettes nous paraissait trop caricaturale et potentiellement blessante (figure 3). Les développeurs l’ont modifiée (figure 4).

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Figure 3 : représentation caricaturale inappropriée, potentiellement blessante

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Figure 4 : représentation modifiée, moins tendancieuse

Les anglophones étant plus sensibles aux questions raciales, notamment depuis l’affaire George Floyd, « quelqu’un à la peau verte » (désignant un crocodile) est devenu a crocodile friend.

Je connais quelqu’un à la peau verte qui s’en régalerait.
Mmh, this soup looks really delicious. I know a crocodile friend who would love it!

Outre ces normes socioculturelles ou politiques, qui s’imposent face aux différences culturelles d’ordre éthique ou moral, la traduction doit tenir compte de l’âge du récepteur, et donc ici de celui des joueurs. La réponse ci-dessous à la réplique précédente (« C’est ma soupe… Et j’ai craché dedans. ») étant peu pédagogique pour de jeunes patients, les traducteurs anglophones et coréanophones ont délibérément aseptisé leur adaptation.

C’est ma soupe... Et j’ai craché dedans.
I casted a spell in the soup.
[J’ai jeté un sort à la soupe.] 
이건 내 수프인데.. 안에 뭐가 들었는지 장담할 수는 없어.
[C’est ma soupe… Je ne peux pas te garantir ce qu’il y a dedans.]

Il est rare qu’un jeune asiatique fume ostensiblement, il a donc fallu localiser la réplique suivante :

Le tabagisme est mauvais pour tout le monde. Si tu as de l’asthme et que tu fumes, tes symptômes d’asthme pourraient s’aggraver considérablement. Si tu ne fumes pas, excellent ! Ne commence pas.
흡연은 누구에게나 해로워. 만약 네게 천식이 있고 담배까지 피운다면 증상은 심하게 악화될 거야. 담배는 당연히 피우겠지? 담배는 입에 댈 생각도 하지마.
[Le tabagisme est mauvais pour tout le monde. Si tu as de l’asthme, tes symptômes d’asthme pourraient s’aggraver considérablement. Bien sûr, tu ne fumes pas ! Ne t’avise pas de commencer.]
7. Conclusion

Cette expérience de traduction de jeux thérapeutiques nous a permis de mettre au jour les difficultés de traducteurs confrontés aux défis de la localisation d’une part, mais aussi de la vulgarisation médicale (Delavigne 2017, Gambier 2019) destinée à différents jeunes publics.

Au-delà des difficultés évoquées ici, l’aspect collaboratif et transnational de tels projets doit être mis en avant car il illustre un aspect positif de la mondialisation. Ce travail est le fruit d’une collaboration entre traducteurs de la même langue, mais aussi entre traducteurs d’autres langues (multi-linguale). Les astuces de localisation des uns ont pu inspirer des traducteurs d’autres langues.

Enfin, les efforts coordonnés et orchestrés de l’ensemble des acteurs et porteurs du projet (médecins, spécialistes en santé respiratoire, étudiants en médecine, développeurs, les patients et leur famille) ont contribué à mettre au point une co-création (Bernal-Merino 2020 : 303) ludo-thérapeutique dont les effets bénéfiques nous encouragent à poursuivre le développement d’applications ludo-thérapeutiques.

Remerciements

Les images ont été reproduites dans cet article avec l’aimable autorisation des ayants droit (https://www.breathinggames.net). Nous remercions vivement Fabio Balli, le porteur du projet, Yannick Gervais et Thomas Gaudy, développeurs d’Asthma Heroes et d’Asthmonautes respectivement, ainsi que tous les contributeurs aux jeux pour leur soutien. Cette étude a été soutenue financièrement par l’Université Hankuk des Etudes étrangères (HUFS) en 2021.

Bibliographie
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Biographies

Guillaume Jeanmaire, docteur en sciences du langage, a une triple formation en coréen, japonais et linguistique. Enseignant chercheur et traducteur à l’université Korea à Séoul depuis 2000, il enseigne la langue française et la traduction littéraire et audiovisuelle. Ses travaux portent sur la didactique des langues et sur la traduction littéraire et audiovisuelle.

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ORCID (0000-0001-5963-7100)

E-mail: gjeanmaire@korea.ac.kr

 

 

 

 

 

 

 

 

Jeong-yeon Kim est traductrice et maître de conférences (associate professor) au département coréen-français de l'École supérieure d'interprétation et de traduction (GSIT) de l'Université Hankuk des études étrangères (HUFS). Ses centres d’intérêt portent sur la traduction littéraire, l'enseignement de la traduction et les aspects socio-culturels de la traduction. Elle est actuellement co-rédactrice en chef de la revue internationale d’interprétation et de traduction Forum.

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ORCID (0000-0003-0019-7619)

E-mail: poucette@hufs.ac.kr

Notes

Note 1:
Communauté interdisciplinaire co-créant des technologies libres en santé, Balli et al. 2019, https://breathinggames.net/.

Note 2:
Anglais, russe, arabe, persan, italien, espagnol, portugais, allemand, coréen, japonais, mandarin, vietnamien, turc.
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Note 3:
Les traductions malheureuses décontextualisées sont décriées dans les forums (https://namu.wiki/w/%EC%98%A4%EC%97%AD/%EA%B2%8C%EC%9E%84), au point de donner naissance à des parodies (mèmes) dans le style « Waldo », nom d’un ancien jeu vidéo maladroitement traduit. À titre d’exemple, un ordre d’ouvrir le feu dans un passage étroit (Fire in the hole) avait été traduit littéralement par 구멍안에발사 ! (Feu dans le trou).
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Note 4:
Ces délais sont habituellement très courts, car les jeux vidéo commerciaux, plus encore les MMORPG, jeux de rôle en ligne massivement multi-joueurs comme World of Warcraft, sont (à des fins d’export) soumis à la contrainte d’une sortie planétaire simultanée (Fernández Costales 2012 : 388, Bernal-Merino 2020 : 310), qui en affecte la qualité des traductions (Bernal-Merino 2015 : 201).
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Note 5:
Outre les textes et le paratexte du jeu, il faut parfois aussi sous-titrer des documents audiovisuels ou sonores, des images, voire traduire le manuel et/ou un site web (Merten 2009 : 131-132).
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Note 6:
Ce que Mangiron et O’Hagan (2006) appellent également « transcreation ».
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